samedi 10 août 2019

Le jeu des abeilles (avec un dessin d'Eric Doussin)




Cela me paraît clair… Comme les abeilles, les guêpes ou les araignées que nous harcelions entre camarades quand j’étais enfant, je suis bel et bien coincé sous un verre, à l’intérieur duquel je me trouve prisonnier et qu’il m’est impossible de faire basculer, même en poussant de toutes mes forces.
Le verre en question est un verre de cuisine des plus simples, sans motif amusant ou publicitaire, comme en présentent parfois les verres à moutarde. Il est posé sur une table en plastique, qui doit être la table d’un salon de jardin. En raison de ma petite taille, il m’est difficile de préciser ce qui se trouve au-delà de l’horizon plat constitué par la table, dont je n’aperçois d’ailleurs pas – et quelle que soit la direction dans laquelle je me tourne –, un bord ou une extrémité, comme si le verre était justement placé en son centre. Si je lève la tête, le ciel au-dessus du verre me semble d’un blanc laiteux, sans rapport avec le ciel que j’ai pu connaître.
Fort souvent, une main d’une blancheur similaire et qui me semble énorme, s’approche du verre pour le faire glisser sur la surface lisse de la table avec des mouvements rapides et imprévisibles dont le seul but, je n’en doute pas, est de m’affoler et de me blesser… Je puis l’affirmer en connaissance de cause… C’est ainsi que nous agissions avec nos prises, afin de leur coincer une patte ou une aile sous le bord du verre dans lequel nous les emprisonnions…
Evidemment, il est inutile de dire qu’il m’est très désagréable d’être en quelque sorte devenu l’abeille de nos jeux cruels d’enfants. Mais ce que je redoute le plus, c’est, au souvenir de la nôtre, l’imagination de mes tortionnaires. J’emploie le pluriel, car j’ai pu constater à quelques détails précis que ce n’était pas toujours la même main qui s’approchait du verre et qu’une fois au moins, cette main était indubitablement une main de femme, longue, fine, élégante, aux ongles vernis de rouge…

Quand la nuit tombe, le supplice s’interrompt. Mes tortionnaires dorment du bon sommeil des innocents. Moi-même, en roulant sous ma tête ma veste pour en faire un oreiller, je ferme les yeux et tente de me reposer. Mais outre que le sol de ma prison me brise le dos, mon sommeil est agité par des rêves atroces.
Juste au-dessus du verre, j’aperçois la femme penchée ou du moins sa bouche profonde, aux lèvres maquillées. Ses dents sont d’une blancheur parfaite,  et sa langue lèche longuement le verre, comme si elle voulait en nettoyer la surface. Puis d’un doigt, elle le soulève pour souffler à l’intérieur la fumée de sa cigarette. Tout le verre s’emplit à une vitesse prodigieuse, et dans cet âcre brouillard toxique, je tousse, j’étouffe, je vais mourir… Et en hurlant de terreur, je me réveille…
Quand j’en ai assez de ces pénibles visions, je renonce à dormir et une fois de plus, j’essaie en poussant de mes deux mains de faire basculer le verre : en vain… Je pourrais sans doute dans un mouvement désespéré me jeter de tout mon poids contre la paroi, mais je dois bien avouer – ô vile lâcheté ! –, qu’en raison de ma petite taille, je crains non moins de me retrouver à l’air libre, dans le si vaste monde, où je serais alors à la merci de tous les prédateurs… Tout bien considéré, il ne me semble guère préférable de mourir sous la patte d’un chat ou sous les coups de bec d’un oiseau… D’autant que si je suis pour ainsi dire logé, je suis également nourri… Quelle dérision… À l’aube, en effet, une main gantée glisse sous le verre de la mie de pain et, à l’aide d’une seringue graduée, projette trois ou quatre gouttes d’eau, sur lesquelles je me rue avec avidité…
On me maintient donc en vie… On n’est pas encore las du jeu. Mais le jour où cette distraction aura perdu tout intérêt, je n’ose imaginer ce qui m’arrivera…
                                                                       

                                                                                     Frédéric Perrot, août 2019

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