jeudi 30 mai 2019

Le retour du professeur de danse (Henning Mankell)




Malgré une accumulation de péripéties qui rendent par moments l’intrigue hautement improbable, Henning Mankell parvient une nouvelle fois dans Le retour du professeur de danse à installer une atmosphère sombre et angoissante, hantée par la mort – celle possible du personnage principal, Stefan Lindman, qui se découvre à trente-sept ans atteint d’un cancer de la langue – et le Mal, ce roman étant une histoire de vengeance longtemps différée et qui trouve son origine dans la Seconde Guerre Mondiale… En effet, tandis que dans d’autres romans – Le Chinois, La cinquième femme – Mankell mondialise de façon étonnante la fiction policière, dans celui-ci, il plonge dans les ténèbres de l’Histoire du vingtième siècle et suggère subtilement que la fascination exercée par les idéologies mortifères – l’hitlérisme – ne s’est pas comme par magie évanouie en 1945.
Mais Le retour du professeur de danse demeure avant tout un polar prenant et Mankell a l’intelligence de ne pas oublier ce qui lui importe le plus : l’angoisse de ses personnages faillibles, ordinaires, volontiers dépressifs et qui se retrouvent malgré eux confrontés à ce qu’il peut y avoir de pire dans l’homme…


Henning Mankell, Le retour du professeur de danse
Traduit du suédois par Anna Gibson
Editions du Seuil, avril 2006

dimanche 26 mai 2019

Le voyageur


Le voyageur traversa à grands pas la place devant la gare. Déjà en retard à cause d’une absurde histoire de correspondance, il avait hâte après ce long séjour à l’étranger de retrouver son épouse et ses deux enfants ; et il fit signe à un taxi, qui démarra aussitôt. Informé de l’adresse, le chauffeur ne semblait pas d’humeur à converser et répondit de façon évasive à ses quelques questions : ce qui lui passa l’envie d’en poser d’autres. Pourtant que la ville avait changé en son absence ! Regardant par la vitre, il ne reconnaissait aucune des rues encombrées par des files de véhicules à travers lesquelles le taxi se frayait un passage et à un carrefour, où il aurait juré que se trouvait le monument au pied duquel il avait donné son premier rendez-vous à sa future épouse, il dut constater qu’il se trompait et que sa mémoire lui faisait singulièrement faux bond. Le taxi avait quitté le centre de la ville et filait à toute allure à travers des rues qu’il ne reconnaissait pas plus et dans lesquelles sous aucun prétexte il n’aurait voulu s’égarer, tant tout lui semblait à l’abandon, insalubre et délabré. Il n’eut pas le temps de s’en étonner. Le taxi avait ralenti et s’arrêtait devant une petite maison basse. Comme le chauffeur s’était retourné et lui annonçait le montant de la course, il n’osa lui demander s’il n’y avait pas eu par hasard quelque malentendu, une légère incompréhension au moment où il avait énoncé l’adresse ; et, ayant malgré tout payé, il se retrouva debout sur le trottoir, sa valise à la main, le taxi disparaissant déjà à l’angle de la rue.
La maison, non moins que la rue où elle était située, ne lui inspiraient rien et il se sentait envahi par un sentiment pénible : il devait y avoir eu une erreur, il n’y avait pas d’autre explication possible… Il constata pourtant en s’approchant que son nom ainsi que celui de son épouse et de ses deux enfants étaient bien inscrits sur la boîte aux lettres ; et il songea que fatigué par le voyage, il se laissait aller à des imaginations fantasques et qu’il n’avait en vérité besoin que d’une bonne nuit de sommeil. La porte s’ouvrit : une femme était sur le seuil, qui disait son nom et courait à sa rencontre. Dissimulant sa gêne, il la prit dans ses bras, répéta qu’il avait fait bon voyage et s’enquit des enfants. Ils étaient à l’école naturellement, ils ne tarderaient pas à revenir. Mais il devait sûrement avoir faim, voulait-il boire quelque chose ou comptait-il rester planté là sur le trottoir ? La femme avait souri et en le prenant par la main, l’entraînait à l’intérieur. La porte à peine refermée, elle se jeta sur lui, le poussa contre le mur, et en lui couvrant le visage de baisers, répétait qu’il y avait si longtemps, si longtemps…
Tout en tentant de la repousser avec douceur, il remarqua que la bretelle de sa robe avait glissé de son épaule et laissait apparaître un sein blanc, immaculé et ferme qu’il ne reconnut pas. Souvent au début de leur mariage, ils s’étaient amusés avec son épouse des nombreux grains de beauté qui constellaient sa poitrine ; et ce sein était blanc, immaculé, sans la moindre particularité. Jamais en outre son épouse ne se serait laissé aller comme se le permettait en cet instant cette femme. Sans qu’il eût pu faire le moindre mouvement pour la retenir, elle s’était mise à genoux sur le sol et avait fait tomber son pantalon sur ses chevilles ; et, avant qu’il eût pu dire le moindre mot pour lui rappeler que les enfants allaient rentrer, elle le prenait déjà dans sa bouche et ne s’interrompait que pour prononcer d’une voix haletante et ravie des obscénités dont il était persuadé que son épouse n’avait même pas l’idée. Tout cela était absurde. Il savait que son épouse répugnait à ça, jugeant cela dégradant ; et avec le temps, ne voulant pas se disputer avec elle pour des broutilles, il s’était fait une raison, il y avait eu les enfants dont il fallait s’occuper, la fatigue, le travail, ses nombreux voyages à l’étranger ; et tandis que cette femme à genoux s’obstinait à provoquer un plaisir auquel il résistait, il prenait soudainement conscience que cela faisait peut-être des années que sous différents prétextes son épouse se refusait à lui et que cela faisait peut-être des années que par lassitude, fatigue, oubli, il n’insistait plus ; et cette prise de conscience devenant une certitude douloureuse, il ferma les yeux et se laissa aller en gémissant, alors que cette femme sans plus s’interrompre, comme enhardie par ses râles, précipitait ses mouvements…
Lorsqu’il les rouvrit, deux enfants, un petit garçon et une petite fille se tenant par la main et dont il n’aurait su dire s’ils étaient ses enfants, étaient debout au milieu de la pièce. Sans dire un mot, comme s’ils craignaient de briser un charme mystérieux, ces deux enfants les regardaient en souriant : lui, appuyé au mur le pantalon sur les chevilles, et elle, la femme toujours à genoux, enserrant ses jambes de ses deux bras, la tête légèrement baissée et ses cheveux lui tombant sur le visage. Il eut un petit mouvement pour attirer son attention ; et la femme, s’étant aperçue en relevant doucement la tête de la présence des enfants, se redressait déjà avec une promptitude étonnante, remettait de l’ordre dans ses cheveux et ses vêtements, s’inquiétait de leur journée à l’école, passait dans la cuisine pour leur préparer un goûter, revenait le temps de demander à l’aîné s’il préférait la confiture de fraise ou la confiture d’abricot, retraversait la pièce pour s’emparer de sa valise, leur demandant au passage de dire bonjour à leur père et de lui raconter tout ce qu’ils avaient à lui raconter.
Comme s’ils n’avaient attendu que cela, les deux enfants se précipitèrent sur lui – qui n’avait eu que le temps de remettre son pantalon – et commencèrent de babiller de la plus charmante des façons. Ils voulaient tout savoir de son voyage, mais en même temps lui racontaient tous les tracas que leur causait l’école, lui répétaient ce que leur institutrice leur avait dit, cherchaient à savoir ce qu’il en pensait, revenaient à son voyage, lui demandaient s’il était vrai que dans le pays qu’il avait visité on faisait ceci ou cela, n’attendaient pas la réponse, se lançaient dans l’énumération des bonnes notes qu’ils avaient obtenues depuis le début de l’année ; et comme ils parlaient tous les deux à la fois, s’interrompant l’un l’autre, en se pressant contre ses jambes et en lui tournant autour à la manière de deux feux follets, il se sentit pris d’un léger étourdissement et leur demanda d’une voix douce d’aller s’asseoir à table pour attendre leur goûter ; ce qu’ils firent avec une promptitude et un sérieux non moins étonnants que celui de leur mère qui, revenue de la cuisine en portant un plateau, les servait.
Reprenant ses esprits, il s’attarda à la considérer. Elle s’acquittait de sa tâche avec une application extraordinaire, servant l’un, invitant l’autre à faire attention s’il ne voulait pas se salir ; et, la bretelle de sa robe glissant à tout moment de son épaule, son sein nu, blanc et immaculé apparaissant un instant au-dessus des têtes penchées des enfants avant qu’elle ne remît sa bretelle avec un petit geste, elle ne se redressait que pour le regarder de ses grands yeux clairs et avides dans lesquels, néanmoins, il percevait un léger soupçon d’inquiétude émouvant, tandis que, furtivement et avant de revenir aux enfants, elle se passait la langue sur les lèvres et se caressait la jambe à travers l’étoffe fine de sa robe.
S’approchant en silence il se plaça derrière elle, passa ses mains autour de sa taille, déposa dans son cou un rapide baiser qu’elle accueillit avec un petit cri… Et, tout en expliquant aux enfants qui les regardaient en souriant ce qu’il avait vu lors de son long voyage, il froissait de ses deux mains serrées l’étoffe fine de sa robe, la pressait contre lui et se réjouissait de ses courts gémissements étouffés et de ses lents mouvements pour s’accorder à ses caresses. Il semblait bien qu’une vie nouvelle commençait.


                                                                                  2002 – Mai 2019. Frédéric Perrot

vendredi 24 mai 2019

Le rêve du vagabond


Il marche depuis de longues heures… Il a le ventre vide, ses chaussures lui font mal, il grelotte dans le crépuscule… Il est épuisé, il titube et dans un ultime effort, il s’écroule parmi les feuilles, à la lisière d’un bois.
Dans son rêve, il court à la rencontre de femmes voluptueuses comme il n’en existe pas et qui, en un instant, comme les tables couvertes d’assiettes alléchantes, se dissipent, fantômes, fumée… Le laissant seul, désemparé, dans un paysage désolé que survolent d’ignobles créatures… Ce sont des charognards prêts à fondre et le terrain est abrupt, accidenté : il court, il trébuche, il manque de tomber dans une crevasse, d’où surgissent dans un violent désordre quelques-unes de ces créatures fermement décidées à défendre leur nid… Il recule, il est acculé à une paroi, une de ces créatures le harcèle à grands coups de bec, il sent son regard plonger dans l’abîme…

Le malheureux dormeur gémit dans son sommeil et prononce quelques mots inintelligibles… Oh puissent ses rêves ne pas l’entraîner trop loin… Puisse-t-il se réveiller…


Le texte a été écrit en 2006. C’est ici une version retravaillée. Frédéric Perrot. Mai 2019.

jeudi 23 mai 2019

revenir au réel


Il est doux
De revenir au réel
De retrouver
Les êtres et les choses
Tels qu’ils sont
Hors du prisme
De notre subjectivité 

Pourquoi croyez-vous
Que les poètes invitent
À regarder le monde
Pourquoi croyez-vous
Que les philosophes
Ont soif du concret
Comme de ce qui leur manque ?

Nous tournerons le dos
Aux rêves ténébreux
Nos yeux seront ouverts

Nous bénirons le jour
Les rêves de liberté
Les idées qui circulent

Nous connaîtrons
La peine la douleur et les pertes
La vie est toute une

Comme il est doux
De revenir au réel
Et d’habiter l’instant



Le poème appartient au recueil inédit Mosaïques contemporaines (septembre 2015). C’est ici une version retravaillée. Frédéric Perrot.

dimanche 19 mai 2019

un extrait de White de Bret Easton Ellis




La nuit du 10 septembre, je me suis excusé et j’ai quitté tôt une fête dans le bas de Manhattan, à laquelle j’étais allé avec l’écrivain Jonathan Lethem et où j’aurais encore pu traîner si je n’avais pas eu un rendez-vous chez le médecin – une sorte d’ultime check-up – tôt le lendemain. J’avais rendez-vous à 8 h 30 aux Zeckendorf Towers – rien n’avait été trouvé, la cause de l’attaque n’a jamais été déterminée – et comme j’étais assis dans le bureau de mon médecin qui m’examinait une dernière fois, une infirmière est entrée, lui a donné quelque chose et a mentionné le fait qu’un petit avion avait percuté le World Trade Center – oui, les gens qui n’étaient pas dans le voisinage immédiat avaient cru tout d’abord que c’était un petit avion – et le médecin et moi avons pensé que c’était curieux et, nerveux, avons peut-être fait une plaisanterie, et puis l’infirmière est revenue et a dit qu’un autre avion avait percuté l’autre tour. Une légère panique tourbillonnante s’est installée alors que nous quittions la salle d’examen pour aller dans la salle d’attente, où chacun se tenait sous un écran de télévision fixé au mur et regardait la fumée s’élever des tours, tous pétrifiés par la confusion et sentant que quelque chose n’allait vraiment pas. Je suis parti rapidement des Zeckendorf et j’ai parcouru les deux blocs qui me séparaient de l’appartement de 13th street et je n’oublierai jamais à quel point le ciel était d’une pureté de cristal, d’un bleu démentiel, ce matin-là au-dessus des arbres d’Union Square Park. Dans mon appartement, j’ai regardé les tours s’effondrer à la télévision, pendant que j’étais au téléphone avec ma mère qui m’avait appelé de Los Angeles. J’ai ressenti, pour une des rares fois de ma vie, une peur réelle et incontrôlable ce jour-là, une sorte de terreur glaciale à l’idée que tout pouvait arriver, tout était permis, que ce qui s’était passé dans la matinée ouvrait une porte tout à fait nouvelle et que tout échappait à tout contrôle. Je l’ai ressenti aussi comme la culmination de tout ce que j’avais vécu pendant l’été 2001.
Je ne me souviens que de deux choses ce jour-là. Une fille est venue à mon appartement avant midi, hystérique : des amis à elle s’étaient échappés des tours assez tôt et elle m’avait parlé de l’un d’entre eux, qui était sorti et avait avancé dans la rue, quand il avait eu le visage soudain aspergé d’eau chaude. Il n’avait aucune idée de l’endroit d’où l’eau pouvait bien venir et cela s’était produit à nouveau, rapidement, trempant son visage et le costume qu’il portait, et il a compris instantanément que ce n’était pas du tout de l’eau, mais provenait du corps qui venait de heurter un lampadaire tout proche. Je n’ai pas pu me débarrasser de ce détail depuis que j’ai entendu l’histoire la première fois, ni des images que j’y ai associées : le jeune homme rentrant chez lui, couvert de sang, dans son appartement du West Village, et s’effondrant au fond de sa douche, en sanglots, alors qu’il essayait de laver le sang. L’autre chose dont je me souviens clairement, c’est de marcher dans East Village cette nuit-là, hébété, prenant de la cuisine thaïe à emporter sur 2th Avenue et voyant deux filles complètement ivres au bar du restaurant, toutes les deux riant dans leur ivresse, un son que je n’oublierai jamais parce qu’il résonnait presque comme un acte de défi, un reproche, même s’il ne l’était pas, et j’ai été soulagé, honnêtement, de l’entendre. C’est le monde où nous vivons à présent, ne cessait de siffler une voix dans ma tête alors que je revenais vers mon appartement.


White de Bret Easton Ellis, Traduction par Pierre Guglielmina.
Editions Robert Laffont, mai 2019
      

vendredi 10 mai 2019

Amy Winehouse (portrait par Jimmy Poussière)



Pour écouter le morceau You know I'm no good : https://youtu.be/b-I2s5zRbHg

extraits du Journal de Raphaël Arkham


L’autre soir, j’ai lâché la bride à Mister Hyde. En vérité, il m’est souvent arrivé de le faire, mais sans en avoir conscience : ce soir-là, j’étais fermement décidé, décidé à me perdre, à tourbillonner jusqu’au bout de la plus noire des débauches. Quelques verres et une soudaine rage contre ma vie et moi-même, que je n’aurais jamais soupçonnée, avaient fait en tout début de soirée et sans effort, tomber mes habituelles inhibitions. Je me sentais cyniquement fort. J’étais prêt au pire, je désirais le pire et je savais que j’allais l’accomplir avec allégresse.
Cela paraîtra comique ou invraisemblable. Mais ce n’était pas qu’une illusion. Quand j’entrai dans le bar, quelque chose de trouble et d’excessif en moi, produisit une certaine sensation sur les quelques clients qui se trouvaient là et n’étaient pas des âmes naïves… Les yeux blasés se levèrent, on me fit bon accueil. J’étais étincelant, séduisant, j’offrais à boire à tout le monde et parlais d’abondance sur les sujets les plus variés… Un seul détail, quoique d’importance, m’empêchait de jouir tout à fait de moi-même. Il n’y avait dans le bar que des hommes. Je n’ai rien contre les relations entre hommes. Chacun trouve son plaisir où il veut, où il peut. Mais ce n’est pas mon goût : j’ai la faiblesse de préférer les femmes ! Il n’y en avait en tout cas aucune et cela me gâchait un peu le mien. Un bar sans femmes est un endroit très ennuyeux et en général tout lieu, où il n’y a pas de femmes, me semble un peu rance… Ce n’était pas un de ces bars de quartier, où la population féminine est sommée de rester à la maison, tandis que les hommes vont jouer aux cartes : dans cet endroit plutôt branché, il n’y avait pas de femmes ce soir-là, c’est tout… Cela se sentait d’ailleurs ! Car on ne jouait pas aux cartes. Il y avait deux ou trois petites pédales très excitées qui n’arrêtaient pas de piailler. Pour le reste, cette engeance sinistre, mâle et frustrée, était fort mécontente. Certains pour oublier s’obstinaient à regarder le match sans intérêt, qui était diffusé sur le grand écran.
Pour ma part, non sans lassitude, je me sentais redevenir le docteur Jekyll. J’étais frustré moi aussi. Mon but à l’origine était de « faire la tournée des grands ducs » et d’aller à l’aube aux putes, de payer tout ce qu’il faudrait, pour me perdre et me soulager… d’en trouver une, qui serait particulièrement contraire à mes goûts et de m’effondrer entre ses gros bras, en murmurant des mots d’enfant… Cela n’arriverait pas. Par ennui, je me mis à écouter un vieillard, que ses deux fils refusaient de voir et dont l’histoire était assez semblable à celle du Père Goriot : ce que je lui dis à un moment, en riant. Je ne pensais plus qu’à boire. J’avais oublié tous les autres vices, dans lesquels je comptais le cœur joyeux me précipiter… Mister Hyde s’en était allé. Il n’avait été que le rêve d’un soir


Dessin Jimmy Poussière

jeudi 9 mai 2019

Charles Juliet (portrait par Jimmy Poussière)




        « Charles Juliet est né en 1934. Elevé par une famille de paysans suisses, auprès de laquelle il avait été placé, il entre à 12 ans dans une école militaire puis est admis à l’Ecole de Santé Militaire de Lyon, où il reste trois ans, avant d’abandonner ses études pour se consacrer à l’écriture. L’exploration intérieure est au cœur de son œuvre poétique et fictionnelle, amenant le poète vers la trace de la mère disparue, la voie de l’origine. Pour renaître ainsi à la vie.
Charles Juliet a reçu le prix Goncourt de la poésie en 2013 pour l’ensemble de son œuvre. »

Extrait du texte de présentation du livre-audio, Te rejoindre (lu par l’auteur). Editions Des femmes, Antoinette Fouque, novembre 2016.

dimanche 5 mai 2019

sur Le maître du Haut Château de Philip K. Dick



Le postulat du roman de Philip K. Dick, Le maître du Haut Château, publié en 1962, est à juste titre célèbre : en 1947, les puissances de l’Axe, à savoir l’Allemagne nazie et le Japon, ont remporté la Seconde Guerre Mondiale.
Cela nous le découvrons au fur et à mesure. Une des forces de K. Dick est son réalisme paradoxal. Le roman s’ouvre en effet dans la boutique d’un certain Robert Childan, vendeur d’objets d’art, qu’un dignitaire japonais, Monsieur Tagomi harcèle au téléphone au sujet d’une commande : une « affiche des services de recrutement de la guerre de Sécession ». 
Les seuls clients de la boutique sont des Japonais civilisés à l’extrême, envers lesquels Childan éprouve un curieux sentiment d’infériorité et qui sont soucieux de collectionner « des objets traditionnels américains ».
Lentement, au fil de sa lecture et des détails égrenés, le lecteur comprend que tout cela se passe dans la zone d’occupation japonaise – l’ouest des Etats-Unis – tandis que l’est des Etats-Unis vit sous la tyrannie de la loi allemande.

Comme souvent chez K. Dick, nous passons d’un personnage à l’autre et quelques pages plus loin, nous faisons la connaissance du pauvre Frank Frink, ouvrier juif, qui vient de perdre son travail à l’usine et aimerait retrouver sa femme Juliana, qui l’a quitté et travaille comme « monitrice de judo » à « Canon City » « dans le Colorado ». Les personnages de K. Dick sont toujours des américains moyens, des paumés aux prises avec leurs problèmes, leurs angoisses, voire leurs épisodes névrotiques, en ce qui concerne Juliana.
Cela est l’aspect le plus remarquable de ses romans : ce point de vue au ras de la vie ordinaire, dirais-je.

D’un autre côté, il y a l’humour féroce de Philip K. Dick et son imagination délirante et « pulp » (du nom de ces magazines de quatre sous, aux couvertures criardes, dont il était amateur).
Ainsi nous apprenons que les brutes allemandes ont « asséché » la mer Méditerranée « grâce à l’utilisation de l’énergie atomique », perpétré le plus abominable des génocides sur le continent africain, avant de se lancer dans la conquête spatiale, en particulier la colonisation de la planète Mars,  toutes actions qui leur valent le mépris des Japonais et l’ironie des humoristes américains :
«  As-tu entendu l’émission de Bob Hope l’autre soir ? lui cria-t-elle. Il a raconté cette histoire vraiment drôle, celle où ce major allemand interroge des Martiens. Ils ne peuvent pas donner de documents établissant que leurs grands-parents étaient aryens. Si bien que le major fait savoir à Berlin que Mars est peuplé de Juifs. »

Pour bien comprendre K. Dick, et les vertiges dont ses romans peuvent être l’occasion, il me semble qu’il faut bien garder à l’esprit ces trois dimensions : réalisme paradoxal, humour féroce et imagination délirante.
Le roman se complique encore quand ses personnages – Juliana, son amant, le très inquiétant Joe Cinnadella, les clients japonais de Childan, des dignitaires nazis –  se mettent à discuter longuement d’un étrange « roman de science-fiction », La sauterelle pèse lourd, écrit par un certain Hawthorne Abendsen – ce maître du Haut Château qui donne son titre au livre –  et qui raconte de manière très convaincante que ce ne sont pas les Allemands et les Japonais qui ont gagné la guerre, mais les Anglais.
Un « tour d’écrou » supplémentaire est donné quand le lecteur découvre avec le même  effroi que les Japonais, que le gouvernement du  « Dr. Goebbels » travaille secrètement au déclenchement de l’opération « Pissenlit », qui vise à les exterminer. (Dans certains passages, le roman ressemble plus à un roman d’espionnage qu’à un roman de science-fiction.)

Je ne suis pas certain que K. Dick soit parvenu – ou même ait souhaité – relier toutes ces intrigues en un ensemble cohérent.
Mais je parlais des vertiges dont ses romans sont parfois l’occasion. Il y a ainsi dans Le maître du Haut Château quelques pages tout à fait extraordinaires. Le très noble dignitaire japonais, monsieur Tagomi, qui  se refuse par exemple à livrer le juif Frank Frink aux autorités allemandes, déprimé par la violence à laquelle il a été mêlé – il a tué deux hommes pour protéger l’agent allemand venu prévenir les Japonais au sujet de l’opération « Pissenlit » – vit une bien étrange expérience.
Il glisse d’un univers dans un autre et se retrouve sans le savoir dans une « réalité historique » plus conforme à celle que nous connaissons et où les Américains ont vaincu les Japonais. Rentrant dans un bar, Tagomi s’étonne qu’aucun des clients américains ne lui cède sa place. Ces pauvres ivrognes refusent de le regarder, lui, le japonais et lui font comprendre qu’il n’est pas le bienvenu :
« Il s’éloigna en courant du comptoir. Les portes se refermèrent en pivotant derrière lui ; une fois de plus il se trouvait sur le trottoir. Où suis-je ? Hors de mon univers, de mon espace et de mon temps. »
Au terme de cette expérience effrayante, sans que cela ne soit plus expliqué, Tagomi retrouve avec soulagement son « univers » véritable et subit une « petite attaque cardiaque » suite à la conversation avec le dignitaire nazi venu réclamer « le criminel » Frank Frink.

Je ne dirai rien des toutes dernières pages du roman qui voient Juliana se rendre chez Hawthorne Abendsen pour l’interroger sur l’écriture de son livre La sauterelle pèse lourd. J’indiquerai seulement que dans ce roman, celui de K. Dick, où « le vrai est un moment du faux », le « Haut Château » où est censé vivre le célèbre écrivain, est en fait une « maison » « très ordinaire ».

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Dans « Labyrinthe de mort », un texte de Marcel Thaon (Le livre d’or de la science-fiction), j’ai appris – mais je m’en doutais – que K. Dick lisait l’allemand, qu’il choisit en 1943 « comme langue vivante au lycée ».
Il semble que K. Dick ait été « écœuré » par le patriotisme de son pays entré en guerre après Pearl Harbor, « la rupture psychique » se faisant après une séance de cinéma, où « sont projetées les images (venues du front) de la prise par les troupes américaines d’une île dans le Pacifique.» Comme une « partie de la conquête se fait au lance-flammes » on « voit un Japonais brûler vif ». Dick est « atterré » tandis que « la masse exulte, s’esclaffe, applaudit ».
Dans Le maître du Haut Château, les Japonais sont présentés comme des occupants civilisés qui ont apporté avec eux l’usage du Yi-King, Le Livre des Transformations. Note de mon Journal, 30 mai 2016.

Source image : Babelio

                                                           Frédéric Perrot, mai 2019  

vendredi 3 mai 2019

La religion des parchemins (accompagné d'une oeuvre d'Eric Doussin)

Eric Doussin

Notre seule religion est celle des parchemins. Il est difficile de la faire comprendre à un étranger, dans toute sa beauté et sa sagesse et nombreux sont ceux qui la jugent simplement archaïque.
À l’origine il y avait trois parchemins, mais le premier, le plus précieux, a malheureusement disparu dans le grand incendie qui a dévasté il y a plus de mille ans notre capitale et réduit en cendres l’ancienne bibliothèque et les milliers d’ouvrages qui s’y trouvaient conservés.
Comme ces événements dramatiques semblent se perdre pour des esprits bornés dans la nuit des temps, nos ennemis ont beau jeu de prétendre que ce premier parchemin n’a jamais eu d’autre existence que légendaire et qu’il serait donc raisonnable de ne s’en tenir qu’au texte des deux restants, qu’ils jugent d’ailleurs fort obscurs.
Or, c’est justement dans cette absence du premier parchemin que réside toute la beauté de notre religion. Nos théologiens s’accordent en général pour penser que ce premier parchemin était tout bonnement une méthode de lecture, qui devait permettre même au plus ignorant des hommes de comprendre les sentences énigmatiques des deux suivants et de prévenir toutes les interprétations abusives ou erronées. En l’absence de cette méthode, tout notre effort consiste donc à tenter de retrouver un sens originel qui s’est perdu et l’esprit qui a pu l’inspirer.
À cette tâche, nous passons nos nuits et nos jours, inlassablement nous relisons les vingt préceptes que compte chacun des deux autres parchemins et pour éviter que ne se reproduise une catastrophe qui serait fatale à notre foi, nous les connaissons par cœur, nous nous les répétons à voix basse, nous cherchons à les comprendre, notre désir de savoir ne sera peut-être jamais satisfait, mais dans cette longue et patiente étude nous trouvons de grandes joies ; car ce que nos ennemis nomment obscurité, nous le nommons poésie.

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La religion des parchemins – Un fidèle défend sa foi qu’il sent menacée de toutes parts. Le mot catastrophe est celui par lequel les palestiniens désignent la fin du mandat britannique et la proclamation de l’Etat d’Israël : la catastrophe, « Nakba » (14 mai 1948). Ce que le texte ne dit pas, mais suggère – Les ennemis de cette religion ont déjà triomphé. Note de mon Journal, mai 2012.
Le texte appartient au recueil autoédité Les heures captives (décembre 2012). Frédéric Perrot

mercredi 1 mai 2019

L'Appel de Cthulhu (une nouvelle de H.P. Lovecraft illustrée par François Baranger)


La chose la plus miséricordieuse en ce bas monde est bien, je crois, l’incapacité de l’esprit humain à mettre en relation tout ce qu’il contient. Nous habitons un paisible îlot d’ignorance cerné par de noirs océans d’infini, sur lesquels nous ne sommes pas appelés à voguer bien loin. Les sciences, chacune creusant laborieusement son propre sillon, nous ont jusqu’à présent épargnés ; mais un jour viendra où la conjonction de tout ce savoir disparate nous ouvrira des perspectives si terrifiantes sur la réalité et sur l’épouvantable place que nous y occupons que nous ne pourrons que sombrer dans la folie devant cette révélation, ou bien fuir la lumière pour nous réfugier dans la paix et la sécurité d’un nouvel âge des ténèbres.
            Les théosophes ont pressenti l’envergure grandiose et terrifiante du cycle cosmique au sein duquel notre monde et notre espèce ne sont rien de plus que d’éphémères incidents. Ils ont évoqué d’étranges rémanences en des termes qui nous glaceraient le sang s’ils n’étaient dissimulés par le voile terne de leur optimisme. Mais ce n’est pas à eux que je dois la vision fugitive de ces éons interdits, qui me fait frissonner lorsque j’y pense et me rend fou quand j’en rêve. Cette vision, comme tous les épouvantables aperçus de la vérité, a surgi de l’association fortuite d’éléments distincts : dans ce cas, un ancien article de journal et les notes d’un universitaire défunt. J’espère que personne d’autre ne commettra jamais cette même association : je sais avec certitude que tant que je vivrai, je ne me permettrai pas d’ajouter consciemment le moindre maillon à cette effroyable chaîne d’événements. Je pense que le professeur souhaitait comme moi taire ce qu’il avait appris, et qu’il aurait détruit ses notes si la mort ne l’avait aussi brusquement emporté.

                                                                                  
Telles sont les premières lignes de la nouvelle de H.P Lovecraft, L’Appel de Cthulhu, dans une traduction de Maxime Le Dain et magnifiquement illustrée par François Baranger.


L’Appel de Cthulhu
Une nouvelle de H.P. Lovecraft
Traduction de Maxime Le Dain (2012)
Illustrations de François Baranger
Editions Bragelonne, 2017


Wilcox le sculpteur










L'abomination titanesque