dimanche 20 février 2022

Trois poèmes de Pierre Louis Aouston

 


Au bord de l’eau

 

Au centre ville

Tout était sous contrôle

Chaque geste était payant

Chaque geste était vérifié

Le possible était englouti

Dans le quotidien

Sauf

Les berges du canal

Elles résistaient

Depuis longtemps

La jeunesse terrifiée

Les vieux désabusés

Y construisaient

Un rêve insuffisant

 

Libre

 

Elle vivait avec un homme infect

Elle n’avait pas le choix

Astreinte

Trépasser dans la rue

Astreinte

Vivre dans son foyer

Une servitude inaudible

Elle contrôlait la situation

De chaque instant

Par petites touches distraites

Elle était invisible

Sa tristesse camouflée

Dans ses traversées urbaines

 

La même chose s’il vous plaît

 

À la table

D’un bistrot de nuit

Deux hommes

Face à face

Deux nuiteux d’un âge avancé

Ils ne vivaient que la nuit

Avec une verbosité époustouflante

L’un l’autre

Narraient leurs démonstrations mémorables

C’était une nuit étoilée

Incendiaire

pour eux

Il le fallait

Dévorer le crépuscule

Jusqu’au jour

 

 

Les trois poèmes sont extraits de L’aube avant les huîtres de Pierre Louis Aouston. Les Lieux-Dits éditions, 2022.   

 

Les Lieux-Dits éditions

Zone d’art

2 rue du Rhin Napoléon

67000 Strasbourg

 

Pour commander le recueil de Pierre Louis Aouston, vous pouvez consulter son site, à la rubrique Livres, en cliquant sur la couverture.  


https://aouston.wixsite.com/aouston



vendredi 18 février 2022

Dead Famous People, True love leaves no traces

La perte d'un visage

 

Son visage étant tombé sur le sol, le jeune homme, renversant sa chaise, se jeta à terre. À l’autre bout de la longue table, un enfant qu’étranglait un joli nœud papillon éclata de rire, croyant sans doute que le jeune homme cherchait encore à provoquer un de ces esclandres pour lesquels il était connu dans le beau monde et qui lui valait une réputation flatteuse : auprès des domestiques et des enfants du moins. Une clameur s’éleva. Que se passait-il ? Que faisait le personnel ? À pas lents, tout en époussetant les manches de son bel habit noir, le majordome s’approcha et déclara d’une voix solennelle :

« Monsieur cherche son visage. Il semble que son visage soit tombé sur le sol. »

Cette annonce provoqua un grand désordre parmi les convives rassemblés autour de la longue table.

– Perdre la face aux yeux de tous ! s’indigna une dame respectable sans avoir conscience apparemment du malentendu auquel pouvait donner lieu son expression.

Un homme d’esprit lui rappela d’ailleurs d’une voix onctueuse qu’en de telles circonstances le sens figuré ne convenait guère : il semblait bien que ce fût littéralement que le jeune homme eût perdu la face.

– Je suis certaine que ce jeune homme cherche encore à se faire remarquer, dit une jeune demoiselle avec dégoût. Perdre son visage ! Cela vous est-il déjà arrivé à vous ? me demanda-t-elle en se tournant vers moi.

Prenant par jeu des airs de courtisane, elle agitait un éventail et me regardait avec des yeux brillants qui semblaient attendre une réponse sans indulgence. J’étais gêné, et comme elle insistait, je dus convenir que non.

 – C’est un tel étourdi, reprenait la dame respectable que les remarques subtiles de l’homme d’esprit avaient un instant interrompue et fait réfléchir. J’ai bien connu sa pauvre mère Elle disait toujours de lui : il perdrait ses fesses si elles n’étaient pas attachées.

On rit, on pouffa, quelques plaisanteries égrillardes se firent entendre d’un bout à l’autre de la table. Le repas n’en était pas moins interrompu et afin d’aider le jeune monsieur, les domestiques avaient retiré les chaises autour de sa place pour les porter dans un coin, et les recherches demeurant infructueuses, le majordome avait même jugé bon de repousser la table. Peu à peu, tout le monde s’était levé : on faisait cercle autour du semeur de trouble qui à la recherche de son visage arpentait, à quatre pattes, le tapis.  

 Peut-être a-t-il roulé sous un meuble, avez-vous bien regardé ? dit l’homme d’esprit qui un verre de vin à la main, se frayait un passage.

Dans son désarroi, le jeune homme parfois se retournait vers les convives, en tentant de hausser les épaules comme s’il n’y avait rien là d’étonnant et qu’on dût continuer à s’amuser. Le spectacle de sa tête sans visage était affreux et quelques jeunes filles sensibles tombèrent évanouies dans les bras de leur compagnon. Par contre, ce divertissement imprévu semblait beaucoup amuser les enfants que l’on ne tenait plus et qui couraient dans tous les sens. Une image pénible et sans doute provoquée par la remarque de l’homme d’esprit me traversa : celle d’une bande de papier que l’on arrache à un mur d’un coup sec… N’était-ce que cela, un visage ?

– Mais il ne peut pas regarder, s’écria une jeune fille bouleversée en agitant ses bras maigres et blancs comme si elle avait voulu s’envoler, puisqu’il n’a plus de visage !

– Très juste, admit l’homme d’esprit en prenant pour l’amuser un air contrit, je n’y avais pas songé. Il est aveugle comme le destin et muet comme le ciel. Par contre vous remarquerez qu’il entend tout ce que nous disons. D’une manière étonnante ses oreilles ne sont pas tombées. Mais à proprement parler, les oreilles font-elles partie du visage ? Pour en décider, il faudrait consulter un spécialiste.

Je ne pus me retenir.

 Taisez-vous donc, dis-je en m’avançant vers l’homme d’esprit. Parler ainsi d’un homme, d’un homme qui souffre, c’est…

L’homme d’esprit me regardait avec un plaisir qu’il ne cherchait nullement à dissimuler. Je tremblais, j’étais confus et cherchais mes mots.

– Mais finissez donc mon ami, vous devenez intéressant, dit l’homme d’esprit en s’approchant de la table pour se servir du vin. Ce n’est pas tous les jours que l’on a l’occasion de participer à un enrichissant débat.

– C’est vrai qu’il doit souffrir, s’écria la jeune fille en cessant d’agiter les bras, comme si l’idée de la souffrance avait d’un coup contrarié son envol.

– Ce n’est pas une raison pour se laisser ainsi aller, opina un petit vieillard à lunettes que l’on avait perdu l’habitude d’écouter tant il racontait toujours les mêmes choses et qui n’était encore invité que par complaisance. De mon temps, il ne serait venu à l’esprit de personne de perdre son visage. De nos jours, chacun n’en fait qu’à sa tête. Regardez-le, comme il traîne sur le tapis !

– Il y a du vrai dans ce que dit ce monsieur, reprit l’homme d’esprit avec un grand sourire. La souffrance n’excuse pas tout. Et où irait-on d’ailleurs, si l’on devait s’arrêter à la souffrance de chacun ? Pour ma part, j’ai l’estomac dans les talons, et si notre hôte ne consent pas à faire cesser les frasques de son fils, je crois que je vais aller dîner ailleurs.

Cette menace frappa l’assemblée de stupeur et tous les regards, abandonnant un instant le fils, se tournèrent vers le père qu’à vrai dire on avait oublié et qui était encore assis tout au bout de la longue table, jouant rêveusement avec une serviette de soie brodée. Qu’allait-il dire ? Le majordome, traversant le salon, s’approcha à pas rapides comme pour quérir un ordre.

– Monsieur a raison, dit enfin le père en écartant d’un geste le majordome qui s’était penché dans l’attente d’une consigne. Veuillez, mes amis, pardonner à mon fils : ces derniers temps, il est souffrant. Une nuit de repos lui fera du bien. Je vais le faire ramener dans sa chambre.

Comme s’ils n’avaient attendu que cela, deux domestiques soulevèrent le jeune homme en le prenant sous les bras. Le jeune homme, surpris d’abord, voulut leur résister et se débattre. Je ne pus retenir un tremblement à l’idée qu’emporté comme un fou il ne pouvait ni crier, ni défier d’un regard ceux qui le condamnaient… Et je baissais honteusement les yeux, quand le jeune homme, tentant encore de s’accrocher avec désespoir au montant de la porte, tourna une dernière fois vers le salon sa tête sans visage.


 

Ce texte appartient au recueil autoédité Les heures captives (décembre 2012). Frédéric Perrot.


mercredi 16 février 2022

Nicolas Mathieu, Connemara (un extrait)

 


Et votez bien ! gueula Didier, le grand frère célibataire déjà passablement éméché.  

Des gens trouvèrent ça drôle, d’autres moins.  

Depuis que Marine Le Pen s’était qualifiée au second tour, cette phrase était devenue le mantra du pays. Dans les journaux, sur les réseaux, à la télé, importants divers et leaders d’opinions présumés se succédaient sans trêve pour décortiquer les causes du désastre et gourmander la nation. Le maire de Cornécourt lui-même, qui était sans étiquette et ne faisait pas de politique (dixit), y était allé de son petit couplet après la cérémonie. Il fallait faire barrage, pour la République et nos enfants, on ne pouvait pas jouer avec le feu comme ça, d’autant que les regards du monde entier étaient braqués sur la France, même si bien sûr il fallait entendre la colère, les difficultés des gens, etc. Les invités l’avaient écouté poliment avant de vider les lieux dans un piétinement calme émaillé de murmures sombres. Les vieux surtout semblaient s’alarmer de la situation, eux qui pourtant étaient les moins concernés par l’avenir. Chez les plus jeunes en revanche, et les hommes surtout, ce remue-ménage suscitait une sorte de jubilation mauvaise. C’était tout de même beau pour une fois de voir la panique en haut lieu, le prêchi-prêcha affolé des bien lotis. Leur tour de sentir le sol meuble sous leurs pieds. Pour deux semaines, l’ordre des choses semblait suspendu, les forces inversables.

Au mariage comme ailleurs, on ne pouvait éviter longtemps d’aborder ce sujet. Les têtes étaient si farcies de sondages, les esprits tellement gavés d’analyses et de chiffres. Cette interminable campagne avait tordu les nerfs de tout un peuple. Mais dans cette immense rafle des consciences, il demeurait presqu’autant de vues que de Français. Ainsi, certains avaient regardé le débat de l’entre-deux-tours, d’autres pas. Il y en avait qui ne loupaient jamais un JT et d’autres qui ne voulaient plus en entendre parler. Macron avait ses fans, Le Pen ses sympathisants. Les militants s’obnubilaient chacun dans son couloir. Les niches, les variantes, les groupuscules, les singularités pullulaient sous le microscope des analystes qui feignaient de tout comprendre. Des gens bien intentionnés plaidaient pour plus d’éducation, de moyens, de temps, d’écoute. D’autres plus sévères ne voyaient que déclin, minage, recul et prônaient de cruels tours de vis. Les blasés n’y croyaient plus. Les optimistes compulsifs rêvaient pour la millième fois d’hypothétiques refondations. De part et d’autre de ces lignes de partage qu’on croyait morales et qui, bien souvent, relevaient plus platement de l’origine, de la géographie, du niveau scolaire ou de la fortune, des acharnés crachaient leur dégoût du camp d’en face, symétriques dans le rejet, également convaincus, tous malheureux et crevant de certitudes. Le pays était devenu cette épouvantable cocotte-minute prête à sauter, où mijotait depuis des décennies le ragoût terrible des dénis et des surdités, du dépit et de la peine, de la crainte du lendemain et des nostalgies inguérissables. Chaque jour, il était question des musulmans, de l’Europe, du climat un peu, d’argent sans cesse, de la dette qui devenait une plaie personnelle et empêchait de dormir des gens qui de leur vie n’avaient pas été une seule seconde à découvert. Mais au fond, le seul sujet était celui du monde qu’on voulait faire à sa main, selon sa puissance, protégé des choses telles qu’elles tournaient, ce radeau où l’on serait finalement entre soi. Et les tenants de l’ouverture, s’ils se donnaient l’air universel et positif, ne faisaient rien d’autre que de circonscrire eux aussi leur atoll idéal, accueillant en théorie, partageable en rêve. Quant aux suppôts présumés du repli, ils se contentaient en général d’osciller entre le besoin d’un havre et le fantasme d’une revanche.



 

Le bon roman de Nicolas Mathieu, Connemara, s’achève à la veille du second tour de la présidentielle de 2017, en ce jour, où un journal prétendument de gauche, avait cru intelligent et subtil de barrer sa Une, d’un inoubliable : « Faites ce que vous voulez mais votez Macron ». Depuis, on a eu tout le temps de voir ce que valait ce sinistre arriviste, qui dans son Olympe rêve sans doute d’une élection du même genre, gagnée d’avance face à un quelconque candidat de la droite la plus rance…  Frédéric Perrot.

 


mardi 15 février 2022

Cinéma américain, Hambourg


 

Le sillage des avirons

Altonaer Museum, Hambourg

Vois ces injustes rameurs

Qui poursuivent leur effort

Pour remporter l’épreuve

 

Alors que surgissant

De la foule des spectateurs

Qui agitent drapeaux couleurs

 

Une femme se jette du pont

 

Entends le bruit ondulatoire

De son corps qui se fracasse sur l’eau

Dans le sillage des avirons

 

Et les cris de victoire

De ceux qui les premiers

Franchissent la ligne



Le poème appartient au recueil autoédité Les Fontaines jaillissantes (avril 2021). Frédéric Perrot.

vendredi 4 février 2022

Leonard Cohen, Avalanche (traduction et adaptation Jean-Louis Murat)

 


J’ai été pris dans l’avalanche

J’y ai perdu mon âme

Quand je ne suis plus ce monstre qui te fascine

Je vis sous l’or des collines

Toi qui veux vaincre la douleur

Tu dois apprendre à me servir

 

Le hasard t’a conduit vers moi

Pauvre chercheur d’or

Mais ce monstre que tu as recueilli

Ignore la faim ignore le froid

Il ne recherche pas ta compagnie

Même ici au cœur au cœur du monde

 

Quand je suis sur un piédestal

Je le gravis seul

Tes lois ne m’obligent à rien

Ni fessée ni prière

Je suis moi-même le piédestal

Par cette marque hideuse qui te fascine

 

Tu ne pourras vaincre la douleur

Sans être généreuse

Ces miettes que tu m’offres amour

Ne sont que les restes de mes festins

Ta douleur ici ne vaut rien

Ce n’est que l’ombre l’ombre de ma blessure

 

Pourtant vois comme je te désire

Moi qui n’ai plus d’envie

Vois comme partout je te chante

Moi qui n’ai plus de désirs

Tu penses m’avoir abandonné

Mais je frémis encore quand tu soupires

 

Ne mets pas ces haillons pour moi

Je sais que tu es riche

Ne n’aime pas aussi férocement

Si tu ne sais plus ce qu’est l’amour

A toi de jouer allez viens

Regarde j’ai revêtu ta chair

 

 

La chanson de Jean-Louis Murat, une des meilleures adaptations en français que je connaisse de Leonard Cohen, se trouve sur l’album I’m Your Fan (the songs of Leonard Cohen by). Cette traduction m’a largement inspiré pendant des années. Frédéric Perrot.

 

Pour écouter la chanson de Jean-Louis Murat :


https://youtu.be/aVY8CF5KqLo


mercredi 2 février 2022

Lecture au F.E.C. 26 janvier (photos Elise Lander, Cyril Noël)

 






Lors de cette soirée, j’ai lu des extraits de mon recueil Les Fontaines jaillissantes.

 

Au temps de l’innocence

De tous ses oripeaux

Elle se sent éphémère

Le marronnier

En zones inondables

Des fontaines jaillissantes

Rêve sous surveillance

Dans le brouillard

La véritable nuit de l’âme

Scènes de chasse

Le rêve de l’ivrogne

Les machines à illusions

Revenir au réel

En mai au printemps

Zoo humain

 

Et pour finir : 

Si vous saviez (pour Samuel Paty)

                                                                            

                                

                                                                         Frédéric Perrot