mercredi 16 février 2022

Nicolas Mathieu, Connemara (un extrait)

 


Et votez bien ! gueula Didier, le grand frère célibataire déjà passablement éméché.  

Des gens trouvèrent ça drôle, d’autres moins.  

Depuis que Marine Le Pen s’était qualifiée au second tour, cette phrase était devenue le mantra du pays. Dans les journaux, sur les réseaux, à la télé, importants divers et leaders d’opinions présumés se succédaient sans trêve pour décortiquer les causes du désastre et gourmander la nation. Le maire de Cornécourt lui-même, qui était sans étiquette et ne faisait pas de politique (dixit), y était allé de son petit couplet après la cérémonie. Il fallait faire barrage, pour la République et nos enfants, on ne pouvait pas jouer avec le feu comme ça, d’autant que les regards du monde entier étaient braqués sur la France, même si bien sûr il fallait entendre la colère, les difficultés des gens, etc. Les invités l’avaient écouté poliment avant de vider les lieux dans un piétinement calme émaillé de murmures sombres. Les vieux surtout semblaient s’alarmer de la situation, eux qui pourtant étaient les moins concernés par l’avenir. Chez les plus jeunes en revanche, et les hommes surtout, ce remue-ménage suscitait une sorte de jubilation mauvaise. C’était tout de même beau pour une fois de voir la panique en haut lieu, le prêchi-prêcha affolé des bien lotis. Leur tour de sentir le sol meuble sous leurs pieds. Pour deux semaines, l’ordre des choses semblait suspendu, les forces inversables.

Au mariage comme ailleurs, on ne pouvait éviter longtemps d’aborder ce sujet. Les têtes étaient si farcies de sondages, les esprits tellement gavés d’analyses et de chiffres. Cette interminable campagne avait tordu les nerfs de tout un peuple. Mais dans cette immense rafle des consciences, il demeurait presqu’autant de vues que de Français. Ainsi, certains avaient regardé le débat de l’entre-deux-tours, d’autres pas. Il y en avait qui ne loupaient jamais un JT et d’autres qui ne voulaient plus en entendre parler. Macron avait ses fans, Le Pen ses sympathisants. Les militants s’obnubilaient chacun dans son couloir. Les niches, les variantes, les groupuscules, les singularités pullulaient sous le microscope des analystes qui feignaient de tout comprendre. Des gens bien intentionnés plaidaient pour plus d’éducation, de moyens, de temps, d’écoute. D’autres plus sévères ne voyaient que déclin, minage, recul et prônaient de cruels tours de vis. Les blasés n’y croyaient plus. Les optimistes compulsifs rêvaient pour la millième fois d’hypothétiques refondations. De part et d’autre de ces lignes de partage qu’on croyait morales et qui, bien souvent, relevaient plus platement de l’origine, de la géographie, du niveau scolaire ou de la fortune, des acharnés crachaient leur dégoût du camp d’en face, symétriques dans le rejet, également convaincus, tous malheureux et crevant de certitudes. Le pays était devenu cette épouvantable cocotte-minute prête à sauter, où mijotait depuis des décennies le ragoût terrible des dénis et des surdités, du dépit et de la peine, de la crainte du lendemain et des nostalgies inguérissables. Chaque jour, il était question des musulmans, de l’Europe, du climat un peu, d’argent sans cesse, de la dette qui devenait une plaie personnelle et empêchait de dormir des gens qui de leur vie n’avaient pas été une seule seconde à découvert. Mais au fond, le seul sujet était celui du monde qu’on voulait faire à sa main, selon sa puissance, protégé des choses telles qu’elles tournaient, ce radeau où l’on serait finalement entre soi. Et les tenants de l’ouverture, s’ils se donnaient l’air universel et positif, ne faisaient rien d’autre que de circonscrire eux aussi leur atoll idéal, accueillant en théorie, partageable en rêve. Quant aux suppôts présumés du repli, ils se contentaient en général d’osciller entre le besoin d’un havre et le fantasme d’une revanche.



 

Le bon roman de Nicolas Mathieu, Connemara, s’achève à la veille du second tour de la présidentielle de 2017, en ce jour, où un journal prétendument de gauche, avait cru intelligent et subtil de barrer sa Une, d’un inoubliable : « Faites ce que vous voulez mais votez Macron ». Depuis, on a eu tout le temps de voir ce que valait ce sinistre arriviste, qui dans son Olympe rêve sans doute d’une élection du même genre, gagnée d’avance face à un quelconque candidat de la droite la plus rance…  Frédéric Perrot.

 


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