vendredi 18 février 2022

La perte d'un visage

 

Son visage étant tombé sur le sol, le jeune homme, renversant sa chaise, se jeta à terre. À l’autre bout de la longue table, un enfant qu’étranglait un joli nœud papillon éclata de rire, croyant sans doute que le jeune homme cherchait encore à provoquer un de ces esclandres pour lesquels il était connu dans le beau monde et qui lui valait une réputation flatteuse : auprès des domestiques et des enfants du moins. Une clameur s’éleva. Que se passait-il ? Que faisait le personnel ? À pas lents, tout en époussetant les manches de son bel habit noir, le majordome s’approcha et déclara d’une voix solennelle :

« Monsieur cherche son visage. Il semble que son visage soit tombé sur le sol. »

Cette annonce provoqua un grand désordre parmi les convives rassemblés autour de la longue table.

– Perdre la face aux yeux de tous ! s’indigna une dame respectable sans avoir conscience apparemment du malentendu auquel pouvait donner lieu son expression.

Un homme d’esprit lui rappela d’ailleurs d’une voix onctueuse qu’en de telles circonstances le sens figuré ne convenait guère : il semblait bien que ce fût littéralement que le jeune homme eût perdu la face.

– Je suis certaine que ce jeune homme cherche encore à se faire remarquer, dit une jeune demoiselle avec dégoût. Perdre son visage ! Cela vous est-il déjà arrivé à vous ? me demanda-t-elle en se tournant vers moi.

Prenant par jeu des airs de courtisane, elle agitait un éventail et me regardait avec des yeux brillants qui semblaient attendre une réponse sans indulgence. J’étais gêné, et comme elle insistait, je dus convenir que non.

 – C’est un tel étourdi, reprenait la dame respectable que les remarques subtiles de l’homme d’esprit avaient un instant interrompue et fait réfléchir. J’ai bien connu sa pauvre mère Elle disait toujours de lui : il perdrait ses fesses si elles n’étaient pas attachées.

On rit, on pouffa, quelques plaisanteries égrillardes se firent entendre d’un bout à l’autre de la table. Le repas n’en était pas moins interrompu et afin d’aider le jeune monsieur, les domestiques avaient retiré les chaises autour de sa place pour les porter dans un coin, et les recherches demeurant infructueuses, le majordome avait même jugé bon de repousser la table. Peu à peu, tout le monde s’était levé : on faisait cercle autour du semeur de trouble qui à la recherche de son visage arpentait, à quatre pattes, le tapis.  

 Peut-être a-t-il roulé sous un meuble, avez-vous bien regardé ? dit l’homme d’esprit qui un verre de vin à la main, se frayait un passage.

Dans son désarroi, le jeune homme parfois se retournait vers les convives, en tentant de hausser les épaules comme s’il n’y avait rien là d’étonnant et qu’on dût continuer à s’amuser. Le spectacle de sa tête sans visage était affreux et quelques jeunes filles sensibles tombèrent évanouies dans les bras de leur compagnon. Par contre, ce divertissement imprévu semblait beaucoup amuser les enfants que l’on ne tenait plus et qui couraient dans tous les sens. Une image pénible et sans doute provoquée par la remarque de l’homme d’esprit me traversa : celle d’une bande de papier que l’on arrache à un mur d’un coup sec… N’était-ce que cela, un visage ?

– Mais il ne peut pas regarder, s’écria une jeune fille bouleversée en agitant ses bras maigres et blancs comme si elle avait voulu s’envoler, puisqu’il n’a plus de visage !

– Très juste, admit l’homme d’esprit en prenant pour l’amuser un air contrit, je n’y avais pas songé. Il est aveugle comme le destin et muet comme le ciel. Par contre vous remarquerez qu’il entend tout ce que nous disons. D’une manière étonnante ses oreilles ne sont pas tombées. Mais à proprement parler, les oreilles font-elles partie du visage ? Pour en décider, il faudrait consulter un spécialiste.

Je ne pus me retenir.

 Taisez-vous donc, dis-je en m’avançant vers l’homme d’esprit. Parler ainsi d’un homme, d’un homme qui souffre, c’est…

L’homme d’esprit me regardait avec un plaisir qu’il ne cherchait nullement à dissimuler. Je tremblais, j’étais confus et cherchais mes mots.

– Mais finissez donc mon ami, vous devenez intéressant, dit l’homme d’esprit en s’approchant de la table pour se servir du vin. Ce n’est pas tous les jours que l’on a l’occasion de participer à un enrichissant débat.

– C’est vrai qu’il doit souffrir, s’écria la jeune fille en cessant d’agiter les bras, comme si l’idée de la souffrance avait d’un coup contrarié son envol.

– Ce n’est pas une raison pour se laisser ainsi aller, opina un petit vieillard à lunettes que l’on avait perdu l’habitude d’écouter tant il racontait toujours les mêmes choses et qui n’était encore invité que par complaisance. De mon temps, il ne serait venu à l’esprit de personne de perdre son visage. De nos jours, chacun n’en fait qu’à sa tête. Regardez-le, comme il traîne sur le tapis !

– Il y a du vrai dans ce que dit ce monsieur, reprit l’homme d’esprit avec un grand sourire. La souffrance n’excuse pas tout. Et où irait-on d’ailleurs, si l’on devait s’arrêter à la souffrance de chacun ? Pour ma part, j’ai l’estomac dans les talons, et si notre hôte ne consent pas à faire cesser les frasques de son fils, je crois que je vais aller dîner ailleurs.

Cette menace frappa l’assemblée de stupeur et tous les regards, abandonnant un instant le fils, se tournèrent vers le père qu’à vrai dire on avait oublié et qui était encore assis tout au bout de la longue table, jouant rêveusement avec une serviette de soie brodée. Qu’allait-il dire ? Le majordome, traversant le salon, s’approcha à pas rapides comme pour quérir un ordre.

– Monsieur a raison, dit enfin le père en écartant d’un geste le majordome qui s’était penché dans l’attente d’une consigne. Veuillez, mes amis, pardonner à mon fils : ces derniers temps, il est souffrant. Une nuit de repos lui fera du bien. Je vais le faire ramener dans sa chambre.

Comme s’ils n’avaient attendu que cela, deux domestiques soulevèrent le jeune homme en le prenant sous les bras. Le jeune homme, surpris d’abord, voulut leur résister et se débattre. Je ne pus retenir un tremblement à l’idée qu’emporté comme un fou il ne pouvait ni crier, ni défier d’un regard ceux qui le condamnaient… Et je baissais honteusement les yeux, quand le jeune homme, tentant encore de s’accrocher avec désespoir au montant de la porte, tourna une dernière fois vers le salon sa tête sans visage.


 

Ce texte appartient au recueil autoédité Les heures captives (décembre 2012). Frédéric Perrot.


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