jeudi 29 avril 2021

La poésie est notre avenir (extrait du texte de Yannick Haenel, Charlie Hebdo)


 

Je viens d’arriver au bout des deux tomes de Crime et châtiment, de Dostoïevski, dans la traduction d’André Markowicz (953 pages, en tout), et figurez-vous que dans les dernières pages m’attendait une surprise. Raskolnikov est au bagne (car il est bel et bien châtié pour son crime, comme le spoiler intégral qui lui tient lieu de titre le laisse entendre) ; et là, il fait un rêve : « Malade, il avait rêvé que le monde entier était condamné à subir une sorte de plaie d’Egypte, terrible, inouïe, jamais vue, qui venait du fin fond de l’Asie jusqu’en Europe […] On vit paraître des êtres microscopiques qui pénétraient dans le corps des gens  […] Des bourgades entières, des villes, des nations se faisaient contaminer et devenaient folles. »

Raskolnikov comme prophète du Covid : avouez que la littérature est surprenante. Et que l’esprit souffle où il veut, par-delà bien et mal. Alors, puisque le savoir poétique est infini, je m’entête à lire. Vais-je trouver la vérité ? J’évolue en tout cas parmi des étincelles, et il me plaît de vous en transmettre la joie.


 

La suite du texte de Yannick Haenel, où il évoque sa découverte de la poétesse américaine Louise Glück, prix Nobel de littérature en 2020, est à lire dans le numéro de cette semaine de Charlie Hebdo.

jeudi 15 avril 2021

Vous ne serez jamais qu'une pâle copie

 

 

I.

 

J’ai bien peur que nous ne soyons étrangers l’un à l’autre. Vous n’avez rien à faire ici et je ne tolérerai pas un instant de plus votre présence. Vous avez la désagréable habitude d’apparaître sans qu’on s’y attende et cela suffit à présent. Bien sûr, c’est troublant, vous me ressemblez beaucoup, à un âge que je n’ai plus, mais justement vous n’êtes qu’une version approximative et immature de moi-même. Vos gènes sont ceux du jeune imbécile que j’étais à vingt-quatre ans et j’en ai plus du double aujourd’hui ! Votre expérience de la vie est forcément moindre et nous n’avons rien à nous dire…

Mais j’ai perdu le fil de ma pensée… Le problème essentiel n’est pas là ! Je ne compte pas discuter avec vous et ce dont vous devez bien vous convaincre, c’est que je ne veux avoir aucune sorte de rapport avec vous et j’exige que vous cessiez désormais de vous présenter devant moi, comme si je vous devais quelque chose. Je ne vous dois rien, vous ne m’êtes rien. Vous n’êtes qu’une pâle copie, vous ne serez jamais qu’une pâle copie. Vous avez été fabriqué et je n’y suis pour rien. Car n’allez surtout pas croire que j’ai désiré même une seconde cette opération de duplication. Je les désapprouve en bloc, elles sont contraires à mes convictions philosophiques : je ne rêve pas à une pseudo-vie éternelle, moi ! Vous n’êtes pas là à cause ou grâce à moi. J’y ai été contraint, forcé par mon père, l’architecte Hans Castorp, que mon mode de vie et le rejet de la sienne inquiétaient. C’est très sain qu’un fils soit en guerre ouverte avec son père. Les fades armistices viendront toujours assez vite, rassurez-vous ! En ce qui concerne plus précisément notre affaire, je crois qu’il ne m’a pas pardonné l’interview que j’ai donnée à un groupe d’influence concurrent du sien et où j’en appelais à la fermeture immédiate de son sinistre et honteux parc d’attraction. Je jouais bien sûr la comédie face à l’animateur virtuel et en essuyant une larme, j’allais même jusqu’à prétendre dans une belle envolée que cela m’était un véritable crève-cœur de devoir dénoncer les activités de mon père ! Mais, comme disait l’autre, je suis et demeure un citoyen vigilant du système solaire et il était de ma responsabilité, blablabla…

Enfin, ce n’était pas mon meilleur rôle… Je me suis tout simplement payé sa tête au su et au vu de toute la galaxie et le vieux l’a très mal pris... Deux ou trois nuits plus tard, trois ou quatre de ses hommes sont entrés chez moi par effraction, ils m’ont tiré du lit, m’ont mis la tête dans un sac et j’ai été traîné manu militari dans le meilleur des centres de duplication génétique. Toute l’opération s’est évidemment faite sans mon consentement éclairé ! Je ne puis donc me tenir en rien responsable de votre existence. Mon père, en vous créant, savait que la copie serait plus docile que l’original, c’est tout le principe : docile, de plus en plus docile de copie en copie ! Il est d’ailleurs à parier que c’est ce vieux capitaliste répugnant qui vous envoie à moi avec je ne sais quelle idée derrière la tête…

Comment n’ai-je pu y penser auparavant ? Vous ne pouvez être qu’un de ses agents, un de ses larbins, vous lui appartenez… Je n’arrive toutefois pas à imaginer en quoi peut consister exactement votre mission… Votre rôle est-il seulement de me troubler, comme nous trouble parfois le regret d’une autre vie que nous aurions pu vivre ?

Mon paternel est gâteux de toute façon, depuis que ses affaires ont périclité sur Hypérion et si j’ai changé d’identité, si je me suis débarrassé de son nom comme d’un chiffon sale et dégoûtant, taché de merde et de sang, le sang des millions d’hommes qu’il a fait mourir aux confins de l’univers, c’est que je ne veux plus avoir aucun rapport avec lui non plus. Vous n’y êtes pour rien, je le sais bien, mais vous devez partir maintenant…  

Nous sommes étrangers l’un à l’autre, nous ne serons jamais des presque-frères ! Cela n’existe pas les presque frères : c’est un mythe, une invention de publicitaires. Son double fait toujours horreur à un homme, et vous me faites horreur, avec votre jeunesse et votre visage lisse… Et je ne compatis pas : ce n’est pas le genre de la maison. Je ne peux vous être d’aucun secours… Partez. Quittez mon appartement, disparaissez… Ne me forcez pas à vous tuer, vous ne sauriez imaginer le nombre de manières que je connais de tuer…

 

II.

 

Il ne sait même plus quel âge il a… Hans Castorp coupa l’enregistrement-vidéo du dernier délire de son fils que le professeur Harry Haller lui avait envoyé le matin même. Ils avaient dû dans les minutes qui avaient suivi lui injecter une nouvelle dose d’exfoliant psychique.

Ce charlatan de Haller, qui m’assurait qu’il pouvait te guérir… Mon pauvre Thomas, tu n’as que vingt-sept ans et tu es complètement fou… Tu te crois dans ton appartement, alors que tu es dans une cellule d’hôpital psychiatrique. Ton monde n’est qu’un défilé de nuages et n’a pas plus de consistance que des cathédrales de brumes… J’ai peut-être un peu péniblement insisté à l’époque pour que tu sois dupliqué. Tu es mon seul fils et mon héritier… Certains de tes coups d’éclats bien sûr m’inquiétaient… Cette habitude forcenée que tu avais de te vautrer dans les histoires les plus lamentables, dans les compagnies les plus sordides… Bien sûr, j’étais inquiet… Mais tu étais d’accord, nous en avions parlé longuement… Je ne t’y ai pas contraint, forcé et comment aurais-je pu imaginer qu’une opération aussi bénigne ait de telles conséquences sur ton psychisme… Trente mille opérations de ce type au moins se font à chaque heure du jour et il n’y a quasiment jamais aucun problème. Tu étais en bonne santé et tu trouvais même tout cela amusant, tu le prenais à la blague, je m’en souviens… Comme tu riais sur le tarmac, au moment des adieux…

Ton délire de persécution a commencé quelques semaines après l’opération de façon surprenante, incompréhensible… Peu à peu, tu as contracté cette infecte maladie de te figurer en opposant, en fils rebelle et qui plus est, persécuté !  Cela n’avait strictement aucun sens. Tu avais tout ce que tu voulais ! Et même plus ! Tu allais sur Hypérion à chaque été lunaire pour t’éclater, comme tu disais. Je ne m’y suis jamais opposé, s’amuser est sain et je pensais que tu étais suffisamment fort pour supporter les rafales illusoires qu’implique ce genre de distraction. Tu y passais deux ou trois semaines en général et tu en revenais enchanté, malgré la fatigue… Jamais tu n’as eu un mot pour dénoncer ce qui t’amusait tant… Jamais tu n’as accordé la moindre interview à qui que ce soit… Le scandale que tu penses avoir créé n’a jamais existé…

Mon pauvre Thomas, si tu savais… Ta pâle copie, ta pâle copie comme tu l’appelles se trouve toujours dans quelque éprouvette de laboratoire. Quelle raison aurais-je eu de faire naître cette pauvre contrefaçon ? Nous n’avons pas insufflé la vie à ce magma de gènes… Même moi, je le sais : chaque être est unique et irremplaçable…

 

Ce que je ne puis comprendre, c’est ta haine tenace… Que cette triste expérience involontairement a révélée, a menée au jour, comme quelque chose qui grouillait dans les eaux troubles de ta psyché… J’ai toujours su qu’au fond tu me méprisais moi et toutes mes activités. Mais nous n’étions pas en guerre ouverte, comme tu aimes à le répéter dans tes délires, chaque fois que tu le peux… Comment un fils peut-il à ce point haïr son père ?

Mes affaires sur Hypérion ou ailleurs n’ont pas périclité. Je ne sais pas où tu es allé chercher ça… Crois-tu m’offenser en disant cela ? Personne ne comprend personne… Je suis l’homme le plus riche qui ait jamais vécu… Et j’aurais été si heureux de te léguer tout ça… Car que me vaut cette si éclatante réussite, si je t’ai perdu, toi… Si tu es fou, de façon irrémédiable… Qu’est-ce que j’ai bien pu rater, à un moment ou à un autre ?

 


Le texte prolonge d’une façon un peu inattendue Bienvenue au parc d’attraction psychique d’Hypérion ! (publié le 13 janvier 2021). Frédéric Perrot.  

dimanche 11 avril 2021

Jours de colère

 

Sang murs gris hôpital
Tout ce gaz lacrymal
 
Projeté à la face
Du désir de la foule
 
Des orages de coups
Achèvent le travail
 
Cris douleurs œil perdu
Jusqu’aux mains arrachées…
 
Silence murs prisons
La rue s’est tue et l’Etat
 
A remis rudement
Le désir à sa place…
 
 

       Toute ressemblance avec des événements récents survenus en France ne serait évidemment, etc… Lu cet après-midi lors de l’Octogone des poètes. Frédéric Perrot.

samedi 10 avril 2021

Feu ! Chatterton, Avant qu’il n’y ait le monde

Avant qu'il n'y ait le monde (poème de William Butler Yeats)

 


Si je fais mes cils charbonneux
Et mes yeux de plus de lumière
Et mes lèvres plus écarlates,
Demandant à tous les miroirs
Si tout est comme je le veux,
Nulle vanité ! Je recherche
Le visage qui fut le mien
Avant qu’il n’y ait le monde.
 
Et qu’importe si je regarde
Un homme tout comme si
C’était mon amour quand pourtant
Mon sang est demeuré froid
Et mon cœur ne bat pas plus vite ?
Pourquoi me dire cruelle,
Pourquoi se croire trahi ?
Je le veux aimant ce qui fut
Avant qu’il n’y ait le monde.
 
 
William Butler Yeats
Traduction : Yves Bonnefoy


vendredi 9 avril 2021

La veille de la bataille (un poème de Raymond Carver)


 

Nous sommes cinq dans la tente, sans compter 
l’ordonnance qui nettoie mon fusil. Il y a
une discussion animée entre mes camarades
officiers. Dans la marmite, du petit salé tourne 
avec des macaronis. Mais ces braves 
n’ont pas faim – et c’est tant mieux ! 
Ils n’ont qu’une envie, éructer à propos 
de Hus et autre Hegel, prêts à tout pour passer le 
temps. 
Qui s’en soucie ? Demain on se bat. Ce soir ils ont 
envie
de s’asseoir en rond pour causer de rien, de 
philosophie. Peut-être la marmite n’est-elle pas là 
pour eux ? Ni le réchaud, ni ces pliants
sur lesquels ils sont assis. Peut-être n’y a-t-il pas 
une bataille qui les attend demain matin ? 
C’est ce que nous préférerions tous. Peut-être 
ne suis-je pas là pour eux, non plus. Prêt 
à servir à manger. Je est un autre
comme a dit quelqu’un. Je, ou un autre, peut aussi
       bien être 
en Chine. À table, camarades, 
dis-je, distribuant les assiettes. Mais quelqu’un 
vient d’arriver, de mettre pied à terre. Mon ordonnance 
va jusqu’à l’entrée de la tente, puis lâche son 
assiette
et recule d’un pas. La Mort entre sans dire 
un mot, vêtue d’une redingote. 
Je pense d’abord qu’elle doit chercher l’empereur, 
qui est vieux et malade de toute façon. 
L’explication serait 
celle-là. La Mort s’est égarée. Je ne vois que ça. 
Elle a un bout de papier à la main, nous considère 
brièvement, consulte des noms. 
Elle lève les yeux. Je me tourne vers le réchaud. 
Quand je me retourne, tout le monde a disparu. 
Tout le monde, 
sauf la Mort. Elle est toujours là, immobile. 
Je lui donne son assiette. Elle a fait 
du chemin. Elle a faim, je crois, et mangerait 
n’importe quoi. 


Traduction : Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso.
Raymond Carver, Poésie

vendredi 2 avril 2021

La prière délabrée

 

            « Mes racines ? Quelles racines ? Je ne suis pas une salade… »
                                    Bernard-Marie Koltès, Le retour au désert
 
C’est une prière
Il est à souhaiter
Que les jours de colère
Soient derrière nous
 
Puissent les esprits
Retrouver la raison
Et la parole le calme
Qui lui est nécessaire
 
Nous sommes fatigués
Des rhétoriques guerrières
Des discours d’exclusion
Et du sinistre bal des petites ambitions
 
Nous sommes fatigués
Du racisme ordinaire
Et de celui
Qui ne dit pas son nom
 
Nous n’aimons pas la chasse
Aux électeurs aux étrangers
Oh s’imaginer même une seconde
Dans la peau du stigmatisé
 
Nous sommes fatigués
Des vieilleries que l’on déterre
Pour nous les vendre
Comme des nouveautés
 
Et nous jugeons assez déplorable
Que le moindre patelin de France
S’honore de son église
Les racines chrétiennes quelle sottise !
 
Nous n’en sommes plus là
Et nous souhaiterions seulement
Qu’une belle lumière
Baigne le corps des amants
 


    Le texte a été écrit en septembre 2016, alors que commençait la campagne pour l’élection présidentielle de l’année suivante. Deux candidats au moins à la Primaire de la droite et du centre se plaisaient à tenir les discours les plus réactionnaires et les plus nocifs, chassant selon l’image convenue sur les terres de l’extrême droite. Frédéric Perrot