lundi 5 juillet 2021

La nuit intérieure

 

                                           Someone takes these dreams away

                                           That point me to another day

                                           A duel of personalities

                                           That stretch all true realities

 

                                                      Ian Curtis, Dead souls

 

 

         Dans la pièce du fond, penché sur sa page, avec une application nerveuse, Pierre écrit :

 

Je me suis réfugié en moi-même et j’y demeure prostré en tournoyant sur moi-même, imperceptiblement, comme un astre à la dérive en quelque point infime de ma nuit intérieure qui sans cesse s’étend, miniature univers en perpétuelle expansion : comme l’autre…

Mais à la porte réapparaît le vieux visage familier… Va-t-il entrer, venir me parler ou se contenter de m’observer par la vitre ? J’entends, malgré la porte et les quelques mètres qui nous séparent, son souffle court d’asthmatique : comme si le seul fait d’avoir traversé le couloir avait suffi à l’épuiser… Puis, après être resté encore un moment le nez collé à la vitre, il s’éloigne pour rejoindre les autres, dans la pièce commune, autour de la table où ensemble ils tiennent leur misérable conciliabule… Cinq jours déjà ; et il n’a toujours pas dit un mot… Il est plus coriace que prévu. Oh ! sans doute s’attendaient-ils à ce que je fonde en larmes dès la première nuit… Mais file donc vieille crapule ! Bouge ta carcasse de malade et retourne exprimer ton sentiment sur la situation, reprends tes discours fielleux, échauffe-les, envenime-les tes trois larbins… Ces cervelles vides t’obéiront de toute façon….  Ces trois têtes creuses te sont dévouées…

 

Ce n’était évidemment qu’une image tout à l’heure : une manière de traduire mon état d’esprit, tandis que pendant des heures interminables, comme un prisonnier dans sa cellule, je me morfonds…

Si je me suis réfugié en moi-même, il me faut préciser que ce sont les assauts répétés d’un environnement essentiellement hostile qui m’y ont contraint, poussé et que je n’y étais guère disposé par moi-même… Je fais ma part à la plaisanterie en écrivant cette dernière phrase, je me force à sourire : c’est plus simple… En tant que riche fils d’un industriel de renommée internationale, j’ai été pris en otage : c’est dit… Et ils sont quatre, et je suis seul … Et ils avaient bien préparé leur coup, les salauds, ils avaient des complicités, des ennemis de l’intérieur, les salauds…

Mais je tiens bon, malgré tout, malgré les maux de tête dus au manque de sommeil, et malgré les mauvais traitements… Je ne dois pas céder… Je dois refuser de me soumettre à leurs conditions, que le vieux m’a exposées en détail lors de cette terrible première nuit…

Et comme je n’entends nullement leur faciliter la tâche, ne pas leur livrer l’information qu’ils attendent de moi, et pour cause, je passe mes journées assis dans le fauteuil de la pièce du fond… Et lorsqu’ils viennent m’interroger, je me tais, je ne dis pas un mot, mon silence est la marque de mon mépris… Ils peuvent me contraindre à me lever et me pousser, me bousculer, me secouer, ils peuvent me crier dessus et me faire mal, je ne dis rien, je garde le silence… Et ce, même si parfois je me sens monter des larmes aux yeux, et ce, même si parfois je sens le sol se dérober…

Autrement, ces imprévisibles accès de violence passés, c’est si je puis dire long, très long, insupportable… Eux assis dans la pièce commune attendent… Et, moi je ne fais rien… Je me morfonds, je me tasse sur moi-même… Et je tente de conserver un semblant de lucidité, en me forçant par exemple à fixer toute mon attention sur un motif du papier peint que j’examine, détaille, commente pour moi-même… Ce qu’il me faut éviter, c’est de me laisser aller à la rêverie, aux états d’âme, à la mélancolie… Ce qu’il me faut éviter, c’est de m’apitoyer sur moi-même… Car alors, je serais comme enseveli : sans défense, à leur merci…

À tour de rôle, et selon un rythme, une fréquence qu’il me serait difficile de déterminer, étant donnée ma perception générale du temps, l’un des quatre vient se coller à la vitre pour m’observer… J’ai l’impression qu’ils ont organisé une sorte de tour de garde, mais je ne peux avoir de certitude à ce sujet : les trois larbins se ressemblent comme des frères et le vieux en tant que chef de bande, a sans doute par rapport à ses subordonnés certains privilèges… Ainsi, par exemple, je ne l’ai jamais vu venir de nuit…

Car ce sont les trois autres qui, chacun leur tour, en rentrant comme des fous furieux dans la pièce, m’empêchent de dormir… C’est ainsi qu’ils espèrent me briser et y parviennent lentement… En m’empêchant de dormir, en me maintenant éveillé, en perturbant d’une façon brutale et systématique mes courtes phases de sommeil :  celles du moins qu’ils m’accordent à dessein afin de mieux les faire voler en éclats…

 

Le jour, je suis simplement trop nerveux pour dormir… Et j’ai souvent assis dans le fauteuil, le corps fourbu et les yeux brûlants de fatigue, l’impression de dériver, de sombrer dans les remous d’une interminable fièvre, emporté au gré des hallucinations en cascades que génère mon cerveau épuisé… La douleur de ces nuits sans cesse brutalisées est pour le reste atroce…

À l’aube, la servante, celle en qui mon père avait toute confiance, mais qui leur a donné le code d’entrée de la propriété, dépose un plateau sur la petite table. Elle me regarde un moment avant de quitter la pièce, mais je ne lui rends pas son regard… À elle non plus, je ne dis pas un mot… Je ne pense d’ailleurs pas qu’elle soit autorisée à me parler, et elle s’acquitte à chaque fois de sa tâche avec sérieux et un empressement gêné, comme si elle avait un peu honte malgré tout… Mais, moi, je ne lui en veux pas au fond : l’idée de l’argent a dû lui tourner la tête…

Quant au plateau, je n’y touche pas, je me contente du verre d’eau que je goûte d’abord du bout des lèvres… Puis j’écrase sous ma main le cachet rouge et blanc posé à côté… Parfois, quand il me vient l’envie de les irriter, j’émiette le pain par terre ou je crache dans l’assiette de soupe et hier, pris d’une soudaine inspiration, je l’ai lancée violemment contre le mur, cela ne leur a pas plu : c’est le moins qu’on puisse dire… Les trois larbins sont rentrés comme un seul homme et m’ont attaché au lit avec des sangles et puis j’ai eu droit à la seringue du vieux, plantée dans le bras…

À présent en écrivant ces lignes, je me dis que j’ai évidemment commis une erreur…. Outre que j’ai dû pour cela souffrir le pénible délire causé par l’injection, auquel je ne veux plus songer, par ce geste qui n’était qu’un caprice, un mouvement de colère conscient, une pure provocation, j’ai pu leur laisser penser que le processus de destruction de mon esprit était en bonne voie et que j’étais sur le point de craquer… Il va parler, il va cracher le morceau, ce n’est plus qu’une question d’heures…

Mais que m’importe ce qu’ils pensent, ces salauds… Ce sont des monstres, à ainsi me torturer… Je dois dire ici que je n’avais jamais imaginé que l’on pût à ce point détraquer l’esprit de quelqu’un, simplement en l’empêchant de dormir…

C’est la torture la plus élémentaire et elle n’est pas difficile à organiser : à partir de moment où l’on a le nombre pour soi, les troupes nécessaires – ils sont quatre, et je suis seul –, il est relativement aisé de rendre un individu fou, en déchirant son sommeil…

 

Cela fait cinq jours que je suis enfermé dans cette pièce et ce soir j’écris, assis au bureau de mon père… Le vieux le sait : il m’a vu, mais cela ne doit pas lui sembler dangereux… Après tout, ils pourront s’emparer quand ils le voudront de ce que j’ai écrit… Je ne sais pas comment l’idée m’en est venue, mais il m’a semblé que cela pourrait me faire du bien et j’ai commencé sur le premier papier qui m’est tombé sous la main, à savoir au dos d’un cours de chimie organique de mon père… La pièce où je suis enfermé est en effet celle où depuis des années, il entasse toute sa paperasse, dans des cartons qui s’élèvent jusqu’à une belle hauteur, condamnant ainsi par exemple la seule fenêtre… Mais inutile de penser à cette fenêtre, elle ne s’ouvre pas de toute façon…

Si écrire me fatigue, en traçant ces mots, j’ai néanmoins l’impression de tuer le temps et de parvenir à une certaine objectivité quant à ma propre situation…

Ce qu’ils veulent, c’est le code confidentiel du coffre de mon père : celui-là, la servante ne pouvait le savoir… Le vieux m’a précisé qu’il me laisserait la vie sauve si je lui livrais le code, mais je n’y ai pas cru évidemment, je connais le bonhomme, il a été l’associé de mon père pendant une dizaine d’années, et ce serait tout de même bien maladroit de laisser derrière soi un témoin aussi gênant…

En me disant cela, en fait il m’a pris pour un idiot, il m’a un peu mésestimé, il doit croire que je suis toujours cet enfant incapable de réfléchir qu’il a connu au fil des années et de ses fréquentes visites… Et puis, c’est une ordure : la mort de sa femme n’a jamais été vraiment élucidée… Et puis, le temps va commencer à presser : mon père rentre de voyage dans trois jours et je redoute le moment où ils vont se décider à recourir à des moyens plus expéditifs pour me faire parler… Tout à fait en vain…

Car c’est là le plus absurde dans toute cette situation, et ce qui me terrifie proprement : c’est qu’ils ont pu imaginer et demeurent convaincus, même si je leur ai dit le contraire je ne sais combien de fois lors de la première nuit – mais réfléchissez, pourquoi mon père m’aurait-il confié un tel secret, quelle raison vraisemblable avait-il de le faire ? –, c’est qu’ils demeurent convaincus, contre toute évidence, que je connais ce code…

 

Avec un mouvement de dégoût, après avoir écrit ces lignes, Pierre se lève maladroitement de sa chaise… Il vacille presque aussitôt, le vertige le contraint à s’appuyer sur le bord du bureau : ses jambes sont molles, la tête lui tourne, mais il ne doit pas tomber, atteindre le fauteuil, s’y jeter…

 

Ouvre les yeux, tu as assez dormi, regarde-moi, ouvre les yeux, évite-moi de faire venir un de mes gars, ouvre les yeux, je frappe dans mes mains, tu entends, je m’approche et je frappe dans mes mains, et je te parle, et tu entends, et tu ouvres les yeux… Le vieux se tient penché au-dessus de moi et me parle de sa voix cauteleuse… J’ai son visage tout près de mien, et j’observe les mouvements de sa bouche, sans parvenir à comprendre ce qui en sort… Je sens son haleine sur mon front, les mots s’échappent d’entre ses dents en un souffle continu, il parle vite et dans un murmure et son visage est tout près du mien, affreux, immense, torduEt je crie que je ne connais pas le code, je crie que je ne connais pas le code

 

    ----------------------------------------

 

A-t-il rêvé tout cela ? Pierre ne le sait et ne veut y songer… Il a la tête lourde. Son corps lui fait mal. Il est dans le fauteuil et le vieux a disparu, s’il n’a jamais été là… A-t-il rêvé tout cela ? Comment le savoir ? Tout tend à se confondre et à se déformer, lorsqu’on ne dort pas… Oh, il le sait à présent, il le comprend, à ses dépens : l’homme a besoin de son sommeil… Personne n’est en mesure de supporter durablement une veille interminable, artificielle, provoquée… C’est le plus sûr moyen de l’anéantir… Triste connaissance acquise par la souffrance, le supplice, infligée…

Tout est silencieux au dehors… Il n’entend pas leurs voix dans la pièce commune… En tournant péniblement la tête, il s’aperçoit que les pages qu’il a écrites ont disparu, ont été emportées… Puissent-ils se convaincre en les lisant qu’il ne connaît pas le code… L’espoir est mince : ils sont stupides, ce sont des tortionnaires stupides… Même le vieux…

Celui-là au moins devrait comprendre que leur plan a échoué, que leur projet reposait sur une illusion, une erreur, du vent… Il ne connaît pas le code, et avec la meilleure volonté du monde, il ne peut donc le leur livrer : cela sent l’impasse…

Et puis, pourquoi ne veulent-ils pas le croire aussi ? L’évidence crève les yeux… Son père n’avait aucune raison de lui confier le code. Pourquoi le confier à lui, un adolescent, qui va encore au lycée…

Il ignore d’ailleurs à peu près tout des activités de son père. Il constate seulement leurs conséquences : son père est souvent en voyage à l’étranger et il se retrouve souvent seul avec la servante, dans cette propriété réputée dans toute la région pour la petite fortune qu’a coûtée son système de sécurité « ultra sophistiqué », comme le disait l’annonce de la société suisse qui l’a installé…

Oh ! il a bien fonctionné en l’occurrence le système… Il se croyait à l’abri, protégé du monde, son père pouvait partir l’esprit tranquille… La servante était son cheval de Troie… Dans toute intrigue, il faut un traître… Oh ! ce serait à crever de rire, si tout n’était pas si désespéré…

Mais ce qu’il redoute le plus, c’est le sac de sport qu’il a remarqué lors de la première nuit, posé dans un coin de la cuisine… À un moment, alors que le vieux l’interrogeait, un des trois larbins a fait mine de tourner autour… Il s’est aussitôt fait remettre en place par le vieux, qui a eu une phrase étrange : ça, c’est pour plus tard

Ce qu’il redoute, c’est ce que contient ce sac de sport lourdement posé dans un coin de la cuisine et dont il est défendu de s’approcher, parce que ça c’est pour plus tard… Peut-être en dernière extrémité, quand il faudra absolument le faire parler…

Car qui ne le sait pas ? Un peu partout sur la planète, la torture se pratique et il existe sans doute pour cela des outils également très sophistiqués que l’on peut vendre et acheter : comme tout se vend et s’achète… Même un adolescent peu au fait des réalités sait cela…

 

Il sourit douloureusement à cette pensée… Combien de fois son père lui avait-il dit qu’il n’avait pas le sens des réalités… Au fil des années, cela était même devenu pour lui le principe d’explication unique des difficultés qu’il rencontrait dans l’éducation de son idiot de fils qui non seulement était réfractaire à l’esprit scientifique, mais se révélait aussi inapte à toute autre forme de réflexion… Pour son père, tout trouvait là son origine, et il n’y avait pas lieu de s’interroger sur le reste, ses échecs, ses souffrances…

Parfois il gribouille dans sa chambre : c’est à peu près tout ce qu’il est capable de faire… Et que son imagination est fantasque, que tout cela est bête…

 

Mais pourquoi penser à cela ? Il ne reproche rien à son père, sinon d’être absent… Et que pourrait-il faire lui aussi ? Ils sont quatre et c’est un vieil homme à présent…

Quant à son garde du corps, il est difficile de déterminer dans quelle mesure exacte il peut encore faire preuve de la moindre efficacité… Le plus souvent, il est ivre, discrètement ivre, mais ivre… Et puis, son père n’a jamais été véritablement menacé… On s’en est pris au fils : cela leur a paru plus simple, sans doute… Et puis est-il à souhaiter qu’ils soient encore là, lorsque son père reviendra… Ce serait pire que tout : il risquerait de le tuer sous les coups, comme des bêtes sauvages, car lui connaît le code, indubitablement…

Il relève la tête. Le vieux est là, en robe de chambre, à deux pas du fauteuil. Il a une bouteille à la main et deux verres sont posés sur la petite table. Il ne va quand même pas essayer de le saouler ! C’est idiot… Le seul résultat vraisemblable sera de le rendre malade… Il n’aime pas l’alcool, il ne le supporte pas et les deux fois où il a bu avec des camarades du lycée, cela s’est terminé de la même manière : la tête dans la cuvette, à vomir douloureusement… Et les deux fois, il n’avait quasiment rien bu…

Mais le vieux s’est approché, il lui parle :

 

…. j’ai feuilleté ce que tu as écrit, tu te débrouilles pas mal pour un gamin, tu as dû lire beaucoup… Je me souviens que ton père se plaignait sans cesse que tu aies toujours le nez dans les livres… Des histoires idiotes, des romans, disait-il non sans dépit… Mais moi, je t’avoue que je n’y connais rien… Je n’ai jamais compris l’intérêt que l’on pouvait trouver à écrire, à rester assis sur une chaise pour noircir du papierÀ mon sens, c’est bien du temps perdu… Et en cette vie, le temps est notre bien le plus précieux… Mais un peu de sérieux, de retenue… Car si tu n’écris pas trop mal, tu es aussi un sacré menteur, un bel hypocrite… Cela doit aller ensemble d’ailleurs… Car je sais que tu connais le code et comme le temps passe, je vais avoir de plus en plus de difficulté à tenir mes gars… Si je les écoutais, ils se seraient déjà occupés de toi depuis longtemps… Sache-le, il n’y a que moi qui puisse t’éviter certaines extrémités, disons regrettables… Je ne suis ni cruel, ni violent, mais eux sont impatients…

 

Il a dû s’assoupir un moment… Le vieux a une nouvelle fois disparu… Peut-être déçu par l’effet de son discours…

Les deux verres sont restés sur la petite table… Le vieux a dû oublier de les reprendre et un instant, il songe qu’il pourrait en casser un sur le bord, et avec le morceau de verre, se trancher les veines d’un coup vif, afin de leur échapper enfin peut-être…

Mais cette idée affreuse, la vision de son propre sang s’écoulant et dégouttant partout à travers la pièce, maculant la petite table, le tapis, lui soulèvent le cœur… Et il secoue la tête, comme s’il s’agissait par ce mouvement de conjurer et l’idée et la vision… Il ne veut plus mourir, il ne veut plus mourir…

 

décidément, tu ne veux pas être raisonnable, je vais devoir à mon grand regret recourir à des moyens que je réprouve, je n’ai plus aucune raison vraisemblable de retenir mes gars, mais persuade-toi que toi seul l’auras voulu, et que ce que tu refuses de nous dire, nous allons à présent te le faire dire

 

Il ouvre les yeux. Le vieux est debout au milieu de la pièce, dans un curieux accoutrement qui ressemble à un vieil uniforme militaire tout fripé… Deux des larbins se tiennent derrière lui, comme pour une revue de parade… Où est le troisième ? Douloureusement, il tourne la tête et commence à hurler… Le troisième est près du bureau et avec des gestes infiniment lents et précautionneux, il ouvre la fermeture-éclair du sac de sport posé devant lui… Et il hurle qu’il ne connaît pas le code, il hurle qu’il ne connaît pas le code

 

 

                    Cette nouvelle a été écrite en 2008. Frédéric Perrot.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire