« Un homme peut obéir à toutes les règles, et puis soudain il s’en
fiche.»
Raymond Carver (traduction Gabrielle
Rolin)
Henri Labori allait bientôt avoir
quarante-cinq ans. C’était un chef d’entreprise important à la tête d’une
agence de publicité dont le chiffre d’affaires se révélait chaque année plus
considérable. Sa femme ayant brutalement trouvé la mort trois ans auparavant
dans un accident de voiture, il était veuf mais s’en accommodait sans grande
difficulté. Il n’avait pas aimé sa femme et l’annonce de sa mort l’avait laissé
relativement indifférent. Ainsi, il se souvenait que lorsque sa belle-sœur lui
avait téléphoné, il avait eu un moment
l’impression en reposant le combiné que tout cela ne le concernait pas plus
qu’une nouvelle qu’il aurait lue par hasard dans le journal à la page des faits
divers. Ils s’étaient mariés trop jeunes et ce mariage prématuré n’avait été
pour chacun d’eux qu’une interminable suite de désillusions. Elsa étant
stérile, ils n’avaient pas eu d’enfants et Henri n’en avait jamais pour sa part
conçu de regret particulier : au contraire, le fait de ne pas avoir été
père était presque devenu pour lui
avec le temps un motif de satisfaction. Il ne se sentait lié à personne, retenu
de force par personne, et s’il souhaitait tout envoyer au diable, ce qui était
justement le cas depuis le début du mois de janvier, il pourrait le faire sans
rendre de comptes à personne.
Henri avait décidé d’organiser méthodiquement sa disparition. Cela
avait donc commencé au tout début du mois de janvier et cela était devenu par
la suite un véritable projet qu’il entendait bien mettre en œuvre le jour de
son quarante-cinquième anniversaire. C’était, il s’en souvenait, une matinée
froide et grise Il se sentait un peu fatigué et il avait dû prendre sur
lui afin de se rendre à son travail, et une phrase étrange s’était emparée de
son esprit alors qu’assis à son bureau, il écoutait d’une oreille distraite les
inepties que son chargé de communication – un jeune imbécile qu’il méprisait –
lui débitait de sa voix criarde et exaspérante. Comme il n’écoutait pas
vraiment et avait même légèrement détourné la tête pour ne plus voir la bouche
grande ouverte de son collaborateur, sa pensée vagabondait et à un moment,
comme sans prévenir, la phrase s’était imposée :
Tout sera oublié. Et que restera-t-il de toi ? Rien.
Il ne sut jamais véritablement pourquoi cette courte sentence en trois
temps s’était imposée à son esprit ce jour-là – et ce, précisément dans son
bureau, ce bureau à l’atmosphère aseptisée, ce bureau idéal pensé et conçu par un architecte de renommée
internationale et où ces quelques mots résonnaient d’une façon insolite – mais,
ce qui d’emblée l’étonna le plus, c’était combien elle était claire et précise,
comme une glaciale évidence.
Ce que disait la phrase était vrai : elle était vraie dans son
cas particulier et en général, elle était vraie sans contestation possible…
Henri qui était raisonnablement matérialiste jugeait stupides les croyances de
la plupart des hommes en ce qui concernait la mort. Le discours des religions
lui semblait ainsi un fatras de fables consolatrices… Et, il s’étonnait même
parfois de leur absurde et dangereuse survivance alors que depuis le début du
vingtième siècle les recherches scientifiques avaient chacune dans leur domaine
privé les hommes d’à peu près toutes les illusions qu’ils avaient pu nourrir
sur eux-mêmes et sur la vie en général, une vie dont ils ne seraient jamais
qu’un court épisode dérisoire et « sans lendemain »… Telle était la seule vérité, la
vérité nue : tout le reste n’était que superstition de bonnes femmes
et contes pour enfants. Pour oublier cette vérité et ce qu’elle avait
d’accablant, les hommes avaient d’ailleurs des comportements très variés. Le
plus grand nombre d’entre eux faisaient des enfants, ce qui était peut-être la
manifestation la plus banale du désir d’immortalité. D’autres comme lui
accumulaient de l’argent, ne se montraient préoccupés que par les questions
économiques et participaient à une véritable guerre planétaire dans le seul but
avouable de pouvoir s’acheter une seconde maison, une troisième voiture, qui
sait un premier voilier… D’autres encore, assez nombreux si l’on considérait
l’ensemble des moyens d’expression et des pays concernés, se prétendaient
artistes ou pire encore créateurs, écrivaient des livres, produisaient en
quantité invraisemblable des objets
culturels : et cette croyance rarement avouée en la postérité des
œuvres était peut-être la manifestation la plus risible du désir d’immortalité.
Henri n’avait pour sa part aucune raison de douter de l’oubli rapide
qui l’attendait après sa mort et comme son matérialisme, même s’il était fondé
en raison, ne pouvait en aucun cas le prémunir contre l’affreuse et
désespérante vision de son cadavre rongé par la vermine, il s’évitait en
général de penser à tout cela… La phrase entrée comme par effraction dans son
bureau pour s’emparer de son esprit, perturbait donc violemment ses habitudes
de pensée et faisait voler en éclats la confortable indifférence dans laquelle
sans en avoir véritablement conscience, il s’était installé : c’était dans
tous les sens du terme une pensée ruineuse…
Et soudainement las, après avoir remercié son collaborateur pour son
exposé – il se souvenait même de l’avoir un peu précipitamment raccompagné
jusqu’à la porte en lui répétant qu’il allait y réfléchir –, il avait quitté
son bureau en annonçant à sa secrétaire qu’il serait absent pour la journée… Il
ne se souvenait plus du déroulement exact des heures qui avaient suivi… Il
était allé lire son journal au Jardin du Luxembourg qui en raison du froid et
de l’heure matinale était relativement désert. Ce calme, cette sérénité glacée
lui avait fait du bien et à un moment il avait songé qu’il méritait après tout
ce congé imprévu. Il avait mangé dans un petit restaurant, mais il ne savait
plus lequel : il se rappelait seulement que la musique y était trop forte…
Après le repas, il avait dû marcher un long moment sans but particulier en se
serrant dans son manteau. A un moment, il était tombé quelques flocons de neige
que le vent glacial faisait tourbillonner, mais il ne savait plus si cela
s’était produit avant ou après le repas. Il était finalement rentré chez lui et
dans les mois qui avaient suivi, lentement, il avait mis au point son projet.
Il allait disparaître : il allait quitter cette vie qu’il n’avait jamais
vraiment aimée, il allait quitter ce monde qu’il ne comprenait plus. Et il
avait décidé que ce serait pour son quarante-cinquième anniversaire.
Tout cela lui semblait limpide et la date fatidique approchait :
dans trois semaines, il ne serait plus de ce monde. Il avait en effet posé un
petit mois de congé afin de pouvoir tout préparer tranquillement et dans la
soirée du cinq octobre, il arriva dans sa luxueuse résidence secondaire dans le
garage de laquelle il avait décidé qu’il mettrait fin à ses jours. Pendant la
première semaine de son congé, il avait réglé quelques affaires dans la
capitale. Il avait depuis longtemps déjà vidé son appartement parisien et il
venait ici exactement dans le même but. L’important à ses yeux n’était pas tant
de disparaître, ce qui arrivait tous les jours, mais d’effacer les traces de
son passage dans le monde… Et dans sa luxueuse résidence secondaire située au
bord d’un lac – dans « un cadre
unique » comme le disait l’annonce de l’agence immobilière en
légende d’une photographie de la vallée – se trouvait à peu près tout ce qui
tendait à prouver qu’il avait eu dans le passé une sorte d’existence
individuelle.
Il y avait par exemple les lettres qu’il avait écrites à Elsa avant
leur mariage et n’ayant aucun désir de les relire, dès le lendemain il les jeta
en tas dans le feu qu’il avait allumé dans la cheminée du salon. Il fit de même
avec ses papiers personnels. Il alla même jusqu’à brûler le diplôme de
secouriste qu’il avait obtenu dans sa dixième année et que sa mère, morte à
présent, lui avait fait conserver. Il se rendit compte à cette occasion de la
masse considérable de paperasse qu’un homme peut accumuler au cours de son
existence, et soucieux de protéger l’environnement et de participer comme tout
à chacun à son petit niveau individuel à la préservation de la planète, au lieu
de tout brûler il jeta la considérable masse de paperasses au papier à
recycler. C’était de sa part ce que l’on appelle « un réflexe
citoyen » : vu qu’il avait décidé de mettre fin à ses jours et ne
laissait derrière lui aucun enfant, il n’avait pas de raison particulière de se
soucier de l’avenir de la planète et il pouvait donc se féliciter
d’accomplir un geste parfaitement désintéressé.
Ensuite, il passa aux photographies. Elsa étant une fanatique de la
pellicule, il y avait une bonne trentaine d’albums dans une malle de la chambre
d’amis et lentement, il se mit au travail. Son but était de déchirer
soigneusement toutes celles où il apparaissait, même à l’arrière-plan, même à
moitié coupé par le cadre : ce qui arrivait souvent, puisque détestant les
photographies, il avait plus d’une fois tenté de se soustraire à la prise de
vue. Au bout du troisième album cependant, il comprit que cela allait lui
prendre du temps : chaque album pouvait contenir deux cents clichés, il
apparaissait sur une bonne moitié d’entre eux et s’il comptait bien, il lui
restait encore à déchirer à peu près deux mille sept cents photographies. Il
pouvait néanmoins assez raisonnablement concevoir que dans certains albums et
en particulier dans ceux des dernières années le nombre de photographies sur
lesquelles il apparaissait se révélerait moins important, voire diminuerait
pour atteindre un score avoisinant le zéro… Elsa et lui faisaient chambre à
part, ils ne se parlaient plus guère, sortaient peu et ne prenaient jamais par
exemple leur repas ensemble… Ils avaient vécu leurs dernières années dans leur
appartement parisien comme deux fantômes étrangers l’un à l’autre et il était
douteux qu’Elsa ait voulu immortaliser ces tristes moments de solitude à deux…
Il ne se souvenait d’ailleurs pas d’Elsa occupée à prendre des
photographies durant les deux années qui avaient précédé son accident. Il ne la
voyait simplement pas occupée à cette activité… Il n’en prenait conscience qu’à
présent alors qu’il était à genoux dans cette chambre d’amis et face à cette
malle ouverte, mais pendant les deux dernières années il n’avait pas
l’impression de l’avoir vue une seule fois avec son appareil à la main comme
elle en avait l’habitude…Et curieux de savoir ce qui se trouvait dans l’album
unique qui correspondait à ces deux ultimes années – il les avait tous sortis
de la malle et dispersés sur le tapis – il l’ouvrit en songeant qu’il n’était
de toute façon pas obligé de détruire les photographies selon un ordre
strictement chronologique… Il avait pensé qu’il apparaîtrait moins fréquemment,
voire plus du tout sur les photographies : c’était vrai, mais pour une
raison différente et qu’il n’aurait jamais imaginée. Il n’y avait dans cet
album presque aucune photographie prise par Elsa : c’étaient des
photographies qu’on lui avait probablement données au fil des années et qui
représentaient toutes des enfants ou des bébés… Henri n’avait jamais soupçonné
qu’Elsa avait sans doute pendant de longues années demandé à ses amies, toutes
mères d’une tribu innombrable et bruyante, des clichés de leur
progéniture : c’était quelque chose qu’il ignorait, quelque chose dont il
n’avait jamais rien su et il songea que pour une fois sa femme parvenait à
le surprendre, même si cela arrivait un peu tard… Elsa qui ne pouvait avoir
d’enfants collectionnait donc les photographies des enfants des autres : cela
était à la fois pathétique et un peu répugnant… Et à un moment, en jetant
l’album à toute volée à travers la pièce, il partit d’un grand rire mauvais et
décida que pour fêter cette découverte il allait se vider un petit verre de cet
excellent whisky irlandais qu’il avait dans son bar : oui, il allait boire
à la mémoire de sa femme stérile qui collectionnait les photographies des
enfants des autres… Cela était d’un comique indéniable.
Le
lendemain, un peu vaseux – il avait vidé
dans la soirée les trois quarts de la bouteille – il se remit sans grand
plaisir à son entreprise de destruction. Avec un mouvement de dégoût, il avait
jeté l’album dans la cheminée. Cela avait brûlé longuement malgré l’essence
dont il avait arrosé la plupart des pages… Puis, sans plus y penser, il était
retourné à l’étage pour s’occuper des autres albums.
A détruire
soigneusement chacune des photographies où il apparaissait, il ne ressentait
plus ce qu’il avait ressenti la veille… Il n’était plus porté par cette sorte
de noire exaltation qui lui avait fait pousser par moments de brefs cris de
plaisir animal… Et fatigué, il jugeait cela long et fastidieux, son plaisir se
délitait dans le caractère répétitif de sa tâche : c’était encore du
travail… Pour autant, il ne voulait pas s’écarter de son projet initial :
il voulait méthodiquement déchirer ces photographies les unes après les autres,
il voulait une à une les réduire en morceaux, et ce ne serait évidemment pas la
même chose s’il enfournait d’un coup les albums dans un grand sac poubelle.
Cela allait lui prendre du temps : et alors ? Ce n’était pas plus
mal. Il redoutait en effet un peu les heures et les jours de désœuvrement qui
suivraient la fin de sa vaste entreprise d’effacement... Il n’avait pas peur de
renoncer, il avait peur de s’apitoyer sur lui-même : ce qu’il détestait et
avait toujours détesté. Car que peut faire un homme seul au monde et qui a
décidé d’en finir sinon s’apitoyer sur lui-même ? C’était dégoûtant et
pour chasser cette idée, il se remit au travail.
Le vingt-deux
octobre dans la soirée, il considéra qu’il s’était convenablement acquitté de
la tâche qu’il s’était fixée et qu’il pouvait y mettre un terme… Il ne restait
plus rien qui méritât d’être détruit et quatre longs jours le séparaient encore
de sa date d’anniversaire. Ce soir-là, il s’occupa en regardant pour une énième
fois l’un de ses films préférés : It’s
a wonderful life de Frank Capra. C’était un film qu’il avait vu un soir de
Noël lorsqu’il était enfant et qui ne l’avait pas déçu lorsqu’il l’avait revu par
la suite à l’âge adulte. C’était une comédie comme les cinéastes américains
savaient en faire à l’époque : enlevée et légère… Il ne croyait évidemment
pas aux anges, mais dans le film, même les anges étaient présentés avec une
certaine désinvolture : celui qui était chargé de sauver le personnage
principal du suicide ressemblait ainsi à un vieil ivrogne goguenard ayant
quelques soucis avec ses ailes… Le film dans l’ensemble était optimiste, mais
cela ne lui posait aucun problème : il ne cherchait qu’à se détendre et à
passer agréablement les quelques heures qui le séparaient du sommeil. En allant
se coucher, il songea sans émotion particulière que selon toute vraisemblance
il avait vu ce soir-là pour la dernière fois le film de Capra.
Cette
nuit-là, il rêva d’une jeune fille qu’il avait aimée d’un amour platonique
lorsqu’il était au lycée. Il ne savait pas ce qu’elle était devenue, ils
s’étaient comme on dit perdus de vue et à vrai dire il ne se souvenait même
plus de son prénom, mais les visions de son rêve étaient d’une grande clarté et
au détour d’un couloir de ce qui devait être une sorte de vaste aéroport, elle
lui apparaissait telle qu’elle était à l’époque. Elle était d’abord enchantée
de le voir et comme dans l’une des publicités dont il avait assuré le scénario
pour une chaîne de télévision spécialisée dans le tourisme, elle courait, elle
courait vers lui en un long et interminable ralenti… Elle s’arrêtait cependant
à un pas à peine de lui et détournait légèrement la tête comme gênée. Dans un
miroir, le miroir de son salon encastré dans le mur du couloir, il se voyait
tel qu’il était : vieux et bedonnant et sans charme pour une jeune fille
qui n’avait pas dix-sept ans… Et il s’était réveillé à ce moment-là.
En regardant
l’heure, il songea avec amertume qu’il était encore tôt et qu’il ne se
rendormirait pas et qu’il allait devoir réfléchir à la manière d’occuper sa
journée, à la manière dont il pourrait tromper le temps pendant ces
interminables heures qui allaient passer sans lui… Comme cela aurait été
plus simple s’il avait dormi jusqu’à midi et avait fait la grasse
matinée – Non, il fallait qu’il fût réveillé par un rêve d’un sens clair
et désespérant dès les premières heures du jour : cela était dans l’ordre
des choses. Il s’occupa vaguement tout le jour. Il marcha sans but dans les
forêts des environs. S’étant avisé au retour de l’état de son jardin, il tondit
la pelouse. Cela lui prit moins d’une heure et il s’en étonna : il aurait
cru que son jardin était plus vaste… Le soir, il vida le reste de la bouteille de whisky et s’endormit dans son
fauteuil.
Le vingt-cinq octobre au soir, ayant fait un effort pour s’habiller –
il ne voulait pas prendre son dernier repas sans obéir à un certain cérémonial
et il était habillé comme s’il allait se rendre d’une minute à l’autre dans une
réception en ville –, après avoir pris un apéritif et fumé l’un des excellents
cigares qu’un collègue de travail lui avait ramenés de La Havane, il se mit à
table. Il avait téléphoné deux jours auparavant à un traiteur de la
région et deux jeunes assistants du cuisinier étaient venus en début de
soirée pour lui livrer son repas. Les deux jeunes assistants avaient longuement
préparé la table du salon, s’étaient occupés de tout et pour les remercier il
leur avait offert à chacun un verre et un cigare. L’un avait décliné
l’offre : il ne fumait pas, c’était mauvais pour la santé… Et avec un
sérieux imperturbable, tout en buvant prudemment et comme du bout des lèvres,
il avait même cité de mémoire le nombre de cancers que provoquait chaque année
le tabac. L’autre par contre avait non seulement fumé le cigare, mais sans se
faire particulièrement prier il avait aussi repris plusieurs fois du whisky !
Et il titubait légèrement et tenait des propos inconséquents lorsqu’ils étaient
tous les deux repartis. En voyant leur camionnette s’éloigner sur le chemin de
terre, il songea que ces deux jeunes gens –
l’un insouciant et ivre au point de lui adresser par la vitre de grands
saluts, l’autre sobre et capable de citer le nombre des cancers provoqués
chaque année par le tabac – étaient selon toute vraisemblance les deux derniers
êtres humains avec lesquels il avait parlé et ri.
A présent, il était à table et tout en mangeant, il songeait que ce
genre de repas, seul devant une excellente table, avait été pour lui le seul
plaisir incontestable et sans cesse renouvelé qu’il avait connu au cours de son
existence. L’important était le fait d’être seul. Les repas familiaux et
professionnels l’assommaient pareillement et manger en y prenant du plaisir
signifiait pour lui manger seul et sans avoir à parler à personne. « Les
gens lorsqu’ils sont à table ne parlent que de nourriture », songea-t-il
en repoussant son assiette. C’était dégoûtant comme tout le reste.
Il était un peu ivre et titubait à travers le salon en tentant de
suivre péniblement le rythme d’une chanson qu’il avait aimée dans sa jeunesse.
Il était un peu ivre et tout en tournant sur lui-même avec des mouvements
empesés, tout en murmurant pour lui-même les quelques paroles dont il se
souvenait, il songeait que cela n’avait strictement aucune importance… Plus
tard dans la soirée, soucieux d’être lucide pour ses toutes dernières heures,
il s’arrêta de boire et confortablement installé dans son fauteuil, il laissait
sa pensée vagabonder. Des images de sa vie passée lui apparaissaient parfois, mais
elles n’avaient pas plus de consistance que les visions d’un rêve qui à peine
conçues, s’évanouissent… Et il songea un moment au spectacle d’ombres chinoises
auquel il avait assisté en compagnie d’Elsa dans une petite ville d’Espagne.
Ainsi lui apparaissaient les événements de sa vie passée : comme une suite
de gesticulations dénuées de sens dans un spectacle d’ombres… Et cela ne
comptait pas plus que tout le reste. Il n’avait plus de passé vraisemblable et
l’avenir pour lui s’était singulièrement rabougri : l’avenir pour lui
était devenu « exact »
et ne s’étendait pas au-delà de quelques heures… Ce qui se passerait ensuite,
il ne s’en souciait nullement : et pour cause… Le destin de son agence de
publicité lui était par exemple indifférent. Il savait à peu près comment cela
se passerait : il y aurait une guerre des chefs, un moment les
actionnaires seraient déstabilisés, il y aurait « une période de flottement » comme on disait dans le milieu… Puis un nouveau dirigeant serait
désigné – sans doute cet anglais qu’il n’aimait pas – et tout rentrerait dans
l’ordre. Son nom qui apparaissait relativement souvent dans la presse
économique en disparaîtrait bien vite. Il serait oublié par ses pairs et ce
serait simplement comme s’il n’avait jamais existé… Fidèle à son patronyme
comme l’avait écrit un journaliste dans un article d’un enthousiasme absurde,
il avait tout sacrifié à son travail, il était monsieur Travail… Et son travail
occupait une bonne part dans l’échec retentissant de son mariage, son travail
lui avait fait perdre des amis qu’il estimait, son travail et l’acharnement à
être le meilleur qu’il y mettait avaient sans doute contribué à
briser quelques vies… Et tout cela pourquoi ? Pour un travail qu’au
fond il méprisait. Il se souvenait pourtant très bien que lorsqu’il était au
lycée, il était un grand lecteur de poésie, il avait même tenté d’écrire
quelques vers, mais les jugeant mauvais, il les avait détruits… Et ayant
renoncé à ses rêves, quelques années après, il s’était tourné vers le langage
beaucoup plus rudimentaire de la publicité : domaine médiocre dans lequel
il avait excellé… Il soupira. Voilà ce qu’il aurait fallu écrire sur sa tombe,
en guise d’épitaphe – A été fidèle à son patronyme. Il eut un vague sourire
amer. Cela n’avait plus d’importance.
Le lendemain, un peu avant midi, sa mère lui ayant toujours dit qu’il
était né à cette heure-là, il irait dans le garage et s’installerait au volant
de la voiture. Il voulait leur faire ce dernier pied de nez à tous, qu’ils ne
comprendraient sans doute pas, il s’installerait à son volant, comme s’il
allait partir, il s’installerait à son volant, comme si pour la première fois
il allait partir. A un moment ou à un autre, il appuierait sur la commande
automatique des vitres et lorsqu’il verrait s’afficher midi sur le cadran
électronique, il mettrait le moteur en marche et attendrait que les gaz
d’échappement lui règlent enfin son compte.
Cette nouvelle a été écrite en 2005. Frédéric Perrot
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