lundi 4 juillet 2022

Tout sera oublié

 

« Un homme peut obéir à toutes les règles, et puis soudain il s’en fiche.»

                                                      Raymond Carver (traduction Gabrielle Rolin)

 

    Henri Labori allait bientôt avoir quarante-cinq ans. C’était un chef d’entreprise important à la tête d’une agence de publicité dont le chiffre d’affaires se révélait chaque année plus considérable. Sa femme ayant brutalement trouvé la mort trois ans auparavant dans un accident de voiture, il était veuf mais s’en accommodait sans grande difficulté. Il n’avait pas aimé sa femme et l’annonce de sa mort l’avait laissé relativement indifférent. Ainsi, il se souvenait que lorsque sa belle-sœur lui avait  téléphoné, il avait eu un moment l’impression en reposant le combiné que tout cela ne le concernait pas plus qu’une nouvelle qu’il aurait lue par hasard dans le journal à la page des faits divers. Ils s’étaient mariés trop jeunes et ce mariage prématuré n’avait été pour chacun d’eux qu’une interminable suite de désillusions. Elsa étant stérile, ils n’avaient pas eu d’enfants et Henri n’en avait jamais pour sa part conçu de regret particulier : au contraire, le fait de ne pas avoir été père était presque devenu pour lui avec le temps un motif de satisfaction. Il ne se sentait lié à personne, retenu de force par personne, et s’il souhaitait tout envoyer au diable, ce qui était justement le cas depuis le début du mois de janvier, il pourrait le faire sans rendre de comptes à personne. 

Henri avait décidé d’organiser méthodiquement sa disparition. Cela avait donc commencé au tout début du mois de janvier et cela était devenu par la suite un véritable projet qu’il entendait bien mettre en œuvre le jour de son quarante-cinquième anniversaire. C’était, il s’en souvenait, une matinée froide et grise  Il se sentait un peu fatigué et il avait dû prendre sur lui afin de se rendre à son travail, et une phrase étrange s’était emparée de son esprit alors qu’assis à son bureau, il écoutait d’une oreille distraite les inepties que son chargé de communication – un jeune imbécile qu’il méprisait – lui débitait de sa voix criarde et exaspérante. Comme il n’écoutait pas vraiment et avait même légèrement détourné la tête pour ne plus voir la bouche grande ouverte de son collaborateur, sa pensée vagabondait et à un moment, comme sans prévenir, la phrase s’était imposée :

 

Tout sera oublié. Et que restera-t-il de toi ? Rien.

      

Il ne sut jamais véritablement pourquoi cette courte sentence en trois temps s’était imposée à son esprit ce jour-là – et ce, précisément dans son bureau, ce bureau à l’atmosphère aseptisée, ce bureau idéal pensé et conçu par un architecte de renommée internationale et où ces quelques mots résonnaient d’une façon insolite – mais, ce qui d’emblée l’étonna le plus, c’était combien elle était claire et précise, comme une glaciale évidence.

Ce que disait la phrase était vrai : elle était vraie dans son cas particulier et en général, elle était vraie sans contestation possible… Henri qui était raisonnablement matérialiste jugeait stupides les croyances de la plupart des hommes en ce qui concernait la mort. Le discours des religions lui semblait ainsi un fatras de fables consolatrices… Et, il s’étonnait même parfois de leur absurde et dangereuse survivance alors que depuis le début du vingtième siècle les recherches scientifiques avaient chacune dans leur domaine privé les hommes d’à peu près toutes les illusions qu’ils avaient pu nourrir sur eux-mêmes et sur la vie en général, une vie dont ils ne seraient jamais qu’un court épisode dérisoire et « sans lendemain »… Telle était la seule vérité, la vérité nue : tout le reste n’était que superstition de bonnes femmes et contes pour enfants. Pour oublier cette vérité et ce qu’elle avait d’accablant, les hommes avaient d’ailleurs des comportements très variés. Le plus grand nombre d’entre eux faisaient des enfants, ce qui était peut-être la manifestation la plus banale du désir d’immortalité. D’autres comme lui accumulaient de l’argent, ne se montraient préoccupés que par les questions économiques et participaient à une véritable guerre planétaire dans le seul but avouable de pouvoir s’acheter une seconde maison, une troisième voiture, qui sait un premier voilier… D’autres encore, assez nombreux si l’on considérait l’ensemble des moyens d’expression et des pays concernés, se prétendaient artistes ou pire encore créateurs, écrivaient des livres, produisaient en quantité invraisemblable des objets culturels : et cette croyance rarement avouée en la postérité des œuvres était peut-être la manifestation la plus risible du désir d’immortalité.

Henri n’avait pour sa part aucune raison de douter de l’oubli rapide qui l’attendait après sa mort et comme son matérialisme, même s’il était fondé en raison, ne pouvait en aucun cas le prémunir contre l’affreuse et désespérante vision de son cadavre rongé par la vermine, il s’évitait en général de penser à tout cela… La phrase entrée comme par effraction dans son bureau pour s’emparer de son esprit, perturbait donc violemment ses habitudes de pensée et faisait voler en éclats la confortable indifférence dans laquelle sans en avoir véritablement conscience, il s’était installé : c’était dans tous les sens du terme une pensée ruineuse

Et soudainement las, après avoir remercié son collaborateur pour son exposé – il se souvenait même de l’avoir un peu précipitamment raccompagné jusqu’à la porte en lui répétant qu’il allait y réfléchir –, il avait quitté son bureau en annonçant à sa secrétaire qu’il serait absent pour la journée… Il ne se souvenait plus du déroulement exact des heures qui avaient suivi… Il était allé lire son journal au Jardin du Luxembourg qui en raison du froid et de l’heure matinale était relativement désert. Ce calme, cette sérénité glacée lui avait fait du bien et à un moment il avait songé qu’il méritait après tout ce congé imprévu. Il avait mangé dans un petit restaurant, mais il ne savait plus lequel : il se rappelait seulement que la musique y était trop forte… Après le repas, il avait dû marcher un long moment sans but particulier en se serrant dans son manteau. A un moment, il était tombé quelques flocons de neige que le vent glacial faisait tourbillonner, mais il ne savait plus si cela s’était produit avant ou après le repas. Il était finalement rentré chez lui et dans les mois qui avaient suivi, lentement, il avait mis au point son projet. Il allait disparaître : il allait quitter cette vie qu’il n’avait jamais vraiment aimée, il allait quitter ce monde qu’il ne comprenait plus. Et il avait décidé que ce serait pour son quarante-cinquième anniversaire.

Tout cela lui semblait limpide et la date fatidique approchait : dans trois semaines, il ne serait plus de ce monde. Il avait en effet posé un petit mois de congé afin de pouvoir tout préparer tranquillement et dans la soirée du cinq octobre, il arriva dans sa luxueuse résidence secondaire dans le garage de laquelle il avait décidé qu’il mettrait fin à ses jours. Pendant la première semaine de son congé, il avait réglé quelques affaires dans la capitale. Il avait depuis longtemps déjà vidé son appartement parisien et il venait ici exactement dans le même but. L’important à ses yeux n’était pas tant de disparaître, ce qui arrivait tous les jours, mais d’effacer les traces de son passage dans le monde… Et dans sa luxueuse résidence secondaire située au bord d’un lac – dans « un cadre unique » comme le disait l’annonce de l’agence immobilière en légende d’une photographie de la vallée – se trouvait à peu près tout ce qui tendait à prouver qu’il avait eu dans le passé une sorte d’existence individuelle.

Il y avait par exemple les lettres qu’il avait écrites à Elsa avant leur mariage et n’ayant aucun désir de les relire, dès le lendemain il les jeta en tas dans le feu qu’il avait allumé dans la cheminée du salon. Il fit de même avec ses papiers personnels. Il alla même jusqu’à brûler le diplôme de secouriste qu’il avait obtenu dans sa dixième année et que sa mère, morte à présent, lui avait fait conserver. Il se rendit compte à cette occasion de la masse considérable de paperasse qu’un homme peut accumuler au cours de son existence, et soucieux de protéger l’environnement et de participer comme tout à chacun à son petit niveau individuel à la préservation de la planète, au lieu de tout brûler il jeta la considérable masse de paperasses au papier à recycler. C’était de sa part ce que l’on appelle « un réflexe citoyen » : vu qu’il avait décidé de mettre fin à ses jours et ne laissait derrière lui aucun enfant, il n’avait pas de raison particulière de se soucier de l’avenir de la planète et il pouvait donc se féliciter d’accomplir un geste parfaitement désintéressé.

Ensuite, il passa aux photographies. Elsa étant une fanatique de la pellicule, il y avait une bonne trentaine d’albums dans une malle de la chambre d’amis et lentement, il se mit au travail. Son but était de déchirer soigneusement toutes celles où il apparaissait, même à l’arrière-plan, même à moitié coupé par le cadre : ce qui arrivait souvent, puisque détestant les photographies, il avait plus d’une fois tenté de se soustraire à la prise de vue. Au bout du troisième album cependant, il comprit que cela allait lui prendre du temps : chaque album pouvait contenir deux cents clichés, il apparaissait sur une bonne moitié d’entre eux et s’il comptait bien, il lui restait encore à déchirer à peu près deux mille sept cents photographies. Il pouvait néanmoins assez raisonnablement concevoir que dans certains albums et en particulier dans ceux des dernières années le nombre de photographies sur lesquelles il apparaissait se révélerait moins important, voire diminuerait pour atteindre un score avoisinant le zéro… Elsa et lui faisaient chambre à part, ils ne se parlaient plus guère, sortaient peu et ne prenaient jamais par exemple leur repas ensemble… Ils avaient vécu leurs dernières années dans leur appartement parisien comme deux fantômes étrangers l’un à l’autre et il était douteux qu’Elsa ait voulu immortaliser ces tristes moments de solitude à deux…

Il ne se souvenait d’ailleurs pas d’Elsa occupée à prendre des photographies durant les deux années qui avaient précédé son accident. Il ne la voyait simplement pas occupée à cette activité… Il n’en prenait conscience qu’à présent alors qu’il était à genoux dans cette chambre d’amis et face à cette malle ouverte, mais pendant les deux dernières années il n’avait pas l’impression de l’avoir vue une seule fois avec son appareil à la main comme elle en avait l’habitude…Et curieux de savoir ce qui se trouvait dans l’album unique qui correspondait à ces deux ultimes années – il les avait tous sortis de la malle et dispersés sur le tapis – il l’ouvrit en songeant qu’il n’était de toute façon pas obligé de détruire les photographies selon un ordre strictement chronologique… Il avait pensé qu’il apparaîtrait moins fréquemment, voire plus du tout sur les photographies : c’était vrai, mais pour une raison différente et qu’il n’aurait jamais imaginée. Il n’y avait dans cet album presque aucune photographie prise par Elsa : c’étaient des photographies qu’on lui avait probablement données au fil des années et qui représentaient toutes des enfants ou des bébés… Henri n’avait jamais soupçonné qu’Elsa avait sans doute pendant de longues années demandé à ses amies, toutes mères d’une tribu innombrable et bruyante, des clichés de leur progéniture : c’était quelque chose qu’il ignorait, quelque chose dont il n’avait jamais rien su et il songea que pour une fois sa femme parvenait à le surprendre, même si cela arrivait un peu tard… Elsa qui ne pouvait avoir d’enfants collectionnait donc les photographies des enfants des autres : cela était à la fois pathétique et un peu répugnant… Et à un moment, en jetant l’album à toute volée à travers la pièce, il partit d’un grand rire mauvais et décida que pour fêter cette découverte il allait se vider un petit verre de cet excellent whisky irlandais qu’il avait dans son bar : oui, il allait boire à la mémoire de sa femme stérile qui collectionnait les photographies des enfants des autres… Cela était d’un comique indéniable.

 

Le lendemain, un peu vaseux –  il avait vidé dans la soirée les trois quarts de la bouteille – il se remit sans grand plaisir à son entreprise de destruction. Avec un mouvement de dégoût, il avait jeté l’album dans la cheminée. Cela avait brûlé longuement malgré l’essence dont il avait arrosé la plupart des pages… Puis, sans plus y penser, il était retourné à l’étage pour s’occuper des autres albums.

A détruire soigneusement chacune des photographies où il apparaissait, il ne ressentait plus ce qu’il avait ressenti la veille… Il n’était plus porté par cette sorte de noire exaltation qui lui avait fait pousser par moments de brefs cris de plaisir animal… Et fatigué, il jugeait cela long et fastidieux, son plaisir se délitait dans le caractère répétitif de sa tâche : c’était encore du travail… Pour autant, il ne voulait pas s’écarter de son projet initial : il voulait méthodiquement déchirer ces photographies les unes après les autres, il voulait une à une les réduire en morceaux, et ce ne serait évidemment pas la même chose s’il enfournait d’un coup les albums dans un grand sac poubelle. Cela allait lui prendre du temps : et alors ? Ce n’était pas plus mal. Il redoutait en effet un peu les heures et les jours de désœuvrement qui suivraient la fin de sa vaste entreprise d’effacement... Il n’avait pas peur de renoncer, il avait peur de s’apitoyer sur lui-même : ce qu’il détestait et avait toujours détesté. Car que peut faire un homme seul au monde et qui a décidé d’en finir sinon s’apitoyer sur lui-même ? C’était dégoûtant et pour chasser cette idée, il se remit au travail.

Le vingt-deux octobre dans la soirée, il considéra qu’il s’était convenablement acquitté de la tâche qu’il s’était fixée et qu’il pouvait y mettre un terme… Il ne restait plus rien qui méritât d’être détruit et quatre longs jours le séparaient encore de sa date d’anniversaire. Ce soir-là, il s’occupa en regardant pour une énième fois l’un de ses films préférés : It’s a wonderful life de Frank Capra. C’était un film qu’il avait vu un soir de Noël lorsqu’il était enfant et qui ne l’avait pas déçu lorsqu’il l’avait revu par la suite à l’âge adulte. C’était une comédie comme les cinéastes américains savaient en faire à l’époque : enlevée et légère… Il ne croyait évidemment pas aux anges, mais dans le film, même les anges étaient présentés avec une certaine désinvolture : celui qui était chargé de sauver le personnage principal du suicide ressemblait ainsi à un vieil ivrogne goguenard ayant quelques soucis avec ses ailes… Le film dans l’ensemble était optimiste, mais cela ne lui posait aucun problème : il ne cherchait qu’à se détendre et à passer agréablement les quelques heures qui le séparaient du sommeil. En allant se coucher, il songea sans émotion particulière que selon toute vraisemblance il avait vu ce soir-là pour la dernière fois le film de Capra.

Cette nuit-là, il rêva d’une jeune fille qu’il avait aimée d’un amour platonique lorsqu’il était au lycée. Il ne savait pas ce qu’elle était devenue, ils s’étaient comme on dit perdus de vue et à vrai dire il ne se souvenait même plus de son prénom, mais les visions de son rêve étaient d’une grande clarté et au détour d’un couloir de ce qui devait être une sorte de vaste aéroport, elle lui apparaissait telle qu’elle était à l’époque. Elle était d’abord enchantée de le voir et comme dans l’une des publicités dont il avait assuré le scénario pour une chaîne de télévision spécialisée dans le tourisme, elle courait, elle courait vers lui en un long et interminable ralenti… Elle s’arrêtait cependant à un pas à peine de lui et détournait légèrement la tête comme gênée. Dans un miroir, le miroir de son salon encastré dans le mur du couloir, il se voyait tel qu’il était : vieux et bedonnant et sans charme pour une jeune fille qui n’avait pas dix-sept ans… Et il s’était réveillé à ce moment-là.

En regardant l’heure, il songea avec amertume qu’il était encore tôt et qu’il ne se rendormirait pas et qu’il allait devoir réfléchir à la manière d’occuper sa journée, à la manière dont il pourrait tromper le temps pendant ces interminables heures qui allaient passer sans lui… Comme cela aurait été plus simple s’il avait dormi jusqu’à midi et avait fait la grasse matinée – Non, il fallait qu’il fût réveillé par un rêve d’un sens clair et désespérant dès les premières heures du jour : cela était dans l’ordre des choses. Il s’occupa vaguement tout le jour. Il marcha sans but dans les forêts des environs. S’étant avisé au retour de l’état de son jardin, il tondit la pelouse. Cela lui prit moins d’une heure et il s’en étonna : il aurait cru que son jardin était plus vaste… Le soir, il vida le reste de la  bouteille de whisky et s’endormit dans son fauteuil.

Le vingt-cinq octobre au soir, ayant fait un effort pour s’habiller – il ne voulait pas prendre son dernier repas sans obéir à un certain cérémonial et il était habillé comme s’il allait se rendre d’une minute à l’autre dans une réception en ville –, après avoir pris un apéritif et fumé l’un des excellents cigares qu’un collègue de travail lui avait ramenés de La Havane, il se mit à table. Il avait téléphoné deux jours auparavant à un traiteur de la région et deux jeunes assistants du cuisinier étaient venus en début de soirée pour lui livrer son repas. Les deux jeunes assistants avaient longuement préparé la table du salon, s’étaient occupés de tout et pour les remercier il leur avait offert à chacun un verre et un cigare. L’un avait décliné l’offre : il ne fumait pas, c’était mauvais pour la santé… Et avec un sérieux imperturbable, tout en buvant prudemment et comme du bout des lèvres, il avait même cité de mémoire le nombre de cancers que provoquait chaque année le tabac. L’autre par contre avait non seulement fumé le cigare, mais sans se faire particulièrement prier il avait aussi repris plusieurs fois du whisky ! Et il titubait légèrement et tenait des propos inconséquents lorsqu’ils étaient tous les deux repartis. En voyant leur camionnette s’éloigner sur le chemin de terre, il songea que ces deux jeunes gens –  l’un insouciant et ivre au point de lui adresser par la vitre de grands saluts, l’autre sobre et capable de citer le nombre des cancers provoqués chaque année par le tabac – étaient selon toute vraisemblance les deux derniers êtres humains avec lesquels il avait parlé et ri. 

A présent, il était à table et tout en mangeant, il songeait que ce genre de repas, seul devant une excellente table, avait été pour lui le seul plaisir incontestable et sans cesse renouvelé qu’il avait connu au cours de son existence. L’important était le fait d’être seul. Les repas familiaux et professionnels l’assommaient pareillement et manger en y prenant du plaisir signifiait pour lui manger seul et sans avoir à parler à personne. « Les gens lorsqu’ils sont à table ne parlent que de nourriture », songea-t-il en repoussant son assiette. C’était dégoûtant comme tout le reste.

Il était un peu ivre et titubait à travers le salon en tentant de suivre péniblement le rythme d’une chanson qu’il avait aimée dans sa jeunesse. Il était un peu ivre et tout en tournant sur lui-même avec des mouvements empesés, tout en murmurant pour lui-même les quelques paroles dont il se souvenait, il songeait que cela n’avait strictement aucune importance… Plus tard dans la soirée, soucieux d’être lucide pour ses toutes dernières heures, il s’arrêta de boire et confortablement installé dans son fauteuil, il laissait sa pensée vagabonder. Des images de sa vie passée lui apparaissaient parfois, mais elles n’avaient pas plus de consistance que les visions d’un rêve qui à peine conçues, s’évanouissent… Et il songea un moment au spectacle d’ombres chinoises auquel il avait assisté en compagnie d’Elsa dans une petite ville d’Espagne. Ainsi lui apparaissaient les événements de sa vie passée : comme une suite de gesticulations dénuées de sens dans un spectacle d’ombres… Et cela ne comptait pas plus que tout le reste. Il n’avait plus de passé vraisemblable et l’avenir pour lui s’était singulièrement rabougri : l’avenir pour lui était devenu « exact » et ne s’étendait pas au-delà de quelques heures… Ce qui se passerait ensuite, il ne s’en souciait nullement : et pour cause… Le destin de son agence de publicité lui était par exemple indifférent. Il savait à peu près comment cela se passerait : il y aurait une guerre des chefs, un moment les actionnaires seraient déstabilisés, il y aurait « une période de flottement » comme on disait dans le milieu… Puis un nouveau dirigeant serait désigné – sans doute cet anglais qu’il n’aimait pas – et tout rentrerait dans l’ordre. Son nom qui apparaissait relativement souvent dans la presse économique en disparaîtrait bien vite. Il serait oublié par ses pairs et ce serait simplement comme s’il n’avait jamais existé… Fidèle à son patronyme comme l’avait écrit un journaliste dans un article d’un enthousiasme absurde, il avait tout sacrifié à son travail, il était monsieur Travail… Et son travail occupait une bonne part dans l’échec retentissant de son mariage, son travail lui avait fait perdre des amis qu’il estimait, son travail et l’acharnement à être le meilleur qu’il y mettait avaient sans doute contribué à briser quelques vies… Et tout cela pourquoi ? Pour un travail qu’au fond il méprisait. Il se souvenait pourtant très bien que lorsqu’il était au lycée, il était un grand lecteur de poésie, il avait même tenté d’écrire quelques vers, mais les jugeant mauvais, il les avait détruits… Et ayant renoncé à ses rêves, quelques années après, il s’était tourné vers le langage beaucoup plus rudimentaire de la publicité : domaine médiocre dans lequel il avait excellé… Il soupira. Voilà ce qu’il aurait fallu écrire sur sa tombe, en guise d’épitaphe – A été fidèle à son patronyme. Il eut un vague sourire amer. Cela n’avait plus d’importance.

Le lendemain, un peu avant midi, sa mère lui ayant toujours dit qu’il était né à cette heure-là, il irait dans le garage et s’installerait au volant de la voiture. Il voulait leur faire ce dernier pied de nez à tous, qu’ils ne comprendraient sans doute pas, il s’installerait à son volant, comme s’il allait partir, il s’installerait à son volant, comme si pour la première fois il allait partir. A un moment ou à un autre, il appuierait sur la commande automatique des vitres et lorsqu’il verrait s’afficher midi sur le cadran électronique, il mettrait le moteur en marche et attendrait que les gaz d’échappement lui règlent enfin son compte.  

 

 

 

                Cette nouvelle a été écrite en 2005. Frédéric Perrot

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