lundi 11 juillet 2022

Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde (un extrait)


 

                                                               Pour Michel,

 

 

Parfois, c’est comme un sursaut,

parfois, je m’agrippe encore, je deviens haineux,

haineux et enragé,

je fais les comptes, je me souviens.

Je mords, il m’arrive de mordre.

Ce que j’avais pardonné je le reprends,

un noyé qui tuerait ses sauveteurs, je leur plonge la tête

dans la rivière,

je vous détruis sans regret avec férocité.

Je dis du mal.

Je suis dans mon lit, c’est la nuit, et parce que j’ai peur,

je ne saurais m’endormir,

je vomis la haine.

Elle m’apaise et m’épuise

et cet épuisement me laissera disparaître enfin.

Demain, je suis calme à nouveau, lent et pâle.

Je vous tue les uns après les autres, vous ne le savez pas

et je suis l’unique survivant,

je mourrai le dernier.

Je suis un meurtrier et les meurtriers ne meurent pas,

il faudra m’abattre.

Je pense du mal.

Je n’aime personne,

je ne vous ai jamais aimés, c’était des mensonges,

je n’aime personne et je suis solitaire,

et solitaire, je ne risque rien,

je décide de tout,

la Mort aussi, elle est ma décision

et mourir vous abîme et c’est vous abîmer que je veux.

Je meurs par dépit, je meurs par méchanceté et mesquinerie,

je me sacrifie.

Vous souffrirez plus longtemps et plus durement que moi

et je vous verrai, je vous devine, je vous regarderai

et je rirai de vous et haïrai vos douleurs.

Pourquoi la Mort devrait-elle me rendre bon ?

C’est une idée de vivant inquiet de mes possibles égarements.

Mauvais et médiocre, je n’ai plus que de minuscules

craintes et infimes soucis,

rien de pire :

que ferez-vous de moi et de toutes ces choses qui m’appartenaient ?

Ce n’est pas beau mais ne pas être beau me laissera moins

regrettable.

 

 

Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde

Editions Les Solitaires Intempestifs, 1999

 

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