Une mère un
peu folle décida un jour de tuer sa petite fille. Cette mère, au physique,
était une assez vilaine femme qui n’avait plus connu d’homme depuis que le
père de la petite fille l’avait abandonnée au troisième mois de sa grossesse pour
filer avec une espèce de pocharde aux cheveux gras. Les misères de son
existence avaient peu à peu obscurci son esprit, et un soir, à considérer
l’enfant, qui était vautrée sur le tapis et reniflait d’une façon exaspérante,
elle se dit qu’elle n’éprouverait aucune tristesse particulière si d’aventure
la petite fille venait à mourir… Cette enfant était bête et chétive et elle
avait les yeux bleus de son père. Les soins que sa santé fragile nécessitait
coûtaient cher et elle occupait dans leur minuscule appartement une place que
la mère aurait préféré voir occupée par un homme… Car cette vilaine mère en
était arrivée avec le temps à considérer que si sa vie sentimentale était un
pareil désert, la faute en incombait à la petite fille. Il fallait toujours
s’occuper d’elle, sans un instant penser à soi ! Le soir, au lieu de
sortir, pour par exemple retourner dans le cabaret où elle avait un moment
travaillé comme serveuse, elle devait soigner et veiller sur cette enfant
qu’elle n’avait jamais aimée : puisque par sa seule existence, elle lui
rappelait l’abandon du père, ses échecs passés, ses espoirs déçus… Pour une
enfant qu’elle n’aimait pas, elle perdait ses plus belles années : c’était
injuste, comme tout le reste… Et tandis qu’elle regardait la petite fille
toujours vautrée sur le tapis, sa pensée insensiblement glissa… Elle était
épuisée après sa journée de travail, elle avait mal à la tête… Et ce qui
n’était encore qu’une impression assez vague, elle ne serait pas triste si
l’enfant mourait, céda, peu à peu, la place dans son esprit obscurci à une
vision beaucoup plus précise qu’elle ne comprit d’abord pas…
Il y avait
du soleil, elle portait sa robe verte et debout sur un monceau d’ordures, elle
regardait le corps mort de la petite fille qui gisait à ses pieds. La petite
fille avait les lèvres et le visage barbouillés de rouge. Son corps était tordu
dans une position curieuse. La vision était d’une clarté insoutenable et la
mère se révolta un instant contre elle en secouant la tête. Effort
inutile ! La vision revenait : elle ne disparaissait pas, devenait au
contraire d’une clarté toujours plus aveuglante… Et au bout d’un moment, en se
massant les tempes, la mère ordonna à la petite fille d’aller se coucher. Non,
elle ne viendrait pas la mettre au lit : ce n’était pas la peine d’y
penser… Elle avait mal à la tête et des affaires à régler.
Le
lendemain, la mère demanda un congé pour le vendredi après-midi suivant. La
petite fille n’irait pas à l’école le matin. Cela semblerait naturel puisque ses problèmes
de santé la faisaient manquer souvent et à la sortie de son travail, elle irait
la chercher chez sa sœur. Elles partiraient en voiture, elle dirait à la petite
fille qu’elles allaient faire une promenade en forêt… Et dès qu’elle aurait
quitté la ville pour s’engager sur l’autoroute, tout deviendrait plus clair…
Le jeudi
soir, elle fit donc venir la petite fille dans la cuisine afin de lui expliquer
son projet. La petite fille que sa vie malheureuse avait rendue méfiante écouta
attentivement sa mère. Déjà l’idée de rater l’école lui était désagréable. Elle
aimait sa maîtresse et ce qu’elle apprenait, même avec difficulté… Et si les
autres enfants avaient fait d’elle leur souffre-douleur, la petite fille
préférait encore leur méchanceté à celle de sa tante. Ensuite, elle ne
parvenait pas à comprendre pourquoi sa mère avait pour cette promenade
« spécialement » pris « un congé ». Elle ne savait pas ce
que signifiait au juste ce mot, mais elle n’ignorait pas que sa mère devait
beaucoup travailler afin de gagner de l’argent… Combien de fois par jour elle
pouvait l’entendre ! Sa mère aimait à l’entretenir sans cesse de ses
« problèmes financiers » comme elle disait et il semblait donc
étrange à la petite fille que sa mère renonce à une après-midi de travail, afin
de lui faire plaisir, à elle, qu’elle n’aimait pas… Mais ce qui étonnait
surtout la petite fille, ce qui n’était absolument pas normal, c’était la
voix de sa mère qui, en préparant le repas, debout près de la
cuisinière, lui parlait gentiment et d’une voix douce : ce qui, pour
autant que la petite fille pût s’en souvenir, n’était jamais arrivé auparavant…
Tout cela troubla la petite fille, et ce dont elle pouvait être certaine,
c’était qu’elle n’avait pas envie de faire cette promenade… Il y avait quelque chose
dans ce projet qui lui déplaisait presque instinctivement : c’était
par trop inattendu et surprenant, comme, lorsqu’à l’école, trois ou quatre
enfants qu’elle n’avait pas remarqués, sortaient soudain de leur cachette pour
se jeter sur elle, l’étourdir de leurs cris et la rouer de coups…
Le vendredi,
vers treize heures trente, la mère récupéra la petite fille qui, au cours de la
nuit, à force d’agiter toujours les mêmes angoisses au sujet de cette promenade
imprévue, était pour de bon tombée malade… Elle avait passé sa matinée à
pleurer tristement dans un coin du salon de sa tante. Elle avait oublié sa
poupée dans son lit et ne levait les yeux que pour regarder avec inquiétude les
aiguilles de l’horloge murale. Sa tante était occupée dans le garage et la
petite fille était seule, absolument seule… Dehors, comme elle pouvait s’en
rendre compte à travers les grandes baies vitrées du salon qui donnaient sur le
jardin et les arbres en fleurs, c’était une belle journée d’été. Le soleil
brillait, l’obligeant à cligner parfois des yeux. Parmi les branches, quelque
part des oiseaux gazouillaient… Mais elle, elle était malade et elle avait
peur… Imperturbablement, les grosses aiguilles de l’horloge remontaient vers
midi et l’heure où sa mère, sortie de son travail, viendrait la chercher… Et
leur bruit régulier dans le silence du salon était insupportable
Lorsqu’elle
vit sa mère, la petite fille ne la reconnut pas tout de suite. Elle portait une
robe verte qu’elle ne lui connaissait pas. Elle était bien coiffée et
maquillée… Cette nouvelle étrangeté ne fit qu’aggraver les angoisses de la
petite fille. Non seulement elle n’avait pas reconnu sa mère tout de suite, mais
jusqu’à ce jour, elle n’avait jamais même soupçonné que sa mère pût être jolie,
comme l’étaient les autres mamans… Elle n’eut pas le temps de se livrer
davantage à ses réflexions. Sa mère, en la prenant par la main, l’entraînait
déjà vers la voiture où elle la fit monter, en l’exhortant à boucler sa
ceinture de sécurité. La voiture démarra et quitta rapidement la ville pour
s’engager sur l’autoroute. À l’arrière, la petite fille dissimulait tant bien que mal ses
larmes… Elle n’aimait décidément pas tout ce qui se passait. Sa mère portait
une robe qu’elle ne lui avait jamais vue et qui la rendait jolie. Elle roulait
vite en ne tenant le volant que d’une main et chantonnait gaiement les paroles
des chansons qui passaient à la radio. Sa mère ne mettait d’ailleurs jamais
d’habitude la radio aussi fort, et la petite fille faisait une nouvelle
découverte incroyable : sa mère était capable de chanter ! Elle ne
chantait évidemment pas aussi bien que la maîtresse, mais cela était à ce point
étonnant que la petite fille se recroquevilla encore, comme si elle eût aimé
disparaître dans la banquette… À un
moment, alors que la voiture qui avait déjà ralenti, quittait l’autoroute, en
baissant la radio, sa mère lui posa soudainement une question, qui la
glaça :
« Tu as vu
que je suis maquillée, tu ne voudrais pas l’être toi aussi ? Pour être
jolie, comme ta maman…»
La petite
fille faillit éclater en sanglots. Pourquoi sa mère voulait-elle qu’elle se
maquille ? Elle n’était pas une grande personne… Et puis c’était bizarre :
elle n’avait pas envie… Mais que pouvait-elle dire ? Si elle refusait, sa
mère allait se fâcher : la petite fille en était persuadée… Sa mère avait
peut-être changé en quelques heures, mais sans doute pas à ce point… Sa mère
n’acceptait pas que la petite fille pût lui dire non : c’était un mot qui
lui était pour ainsi dire interdit, comme l’étaient ces « gros mots »
qu’elle apprenait malgré elle à l’école et pour lesquels elle se faisait punir.
« Ce
n’est pas grave, si tu as peur de le faire toi-même, c’est normal à ton âge de
ne pas savoir, mais ne t’inquiète pas ma chérie, je te maquillerai dès que nous
serons arrivées…»
La petite
fille dut se convaincre qu’elle ne s’était pas assoupie un instant. Les paroles
de sa mère avaient surgi de nulle part
pour tomber jusqu’à elle, comme parfois dans les rêves… La petite fille
n’avait rien dit et sa mère ne s’en était même pas rendu compte… Elle avait de
nouveau monté le volume de la radio, et elle s’était remise à chanter gaiement.
La voiture
roulait toujours à vive allure. C’était une petite route de campagne, bordée
des deux côtés par des prés, où la petite fille apercevait de loin en loin des
vaches qui paissaient paisiblement… Pour se soulager de ses angoisses, la
petite fille aurait aimé attirer l’attention de sa mère sur ces vaches. Cependant
sa mère roulait vite, sans se soucier apparemment d’autre chose que d’augmenter
le son de la radio. « À force, les vitres vont éclater comme mes tympans », songea
à un moment la petite fille avec un sourire triste.
« Tu
entends ce morceau, c’est incroyable, cria d’un coup sa mère en se retournant
vers elle, c’est sur cette chanson que j’ai connu ton papa…»
La petite
fille regarda sa mère, les yeux agrandis par l’horreur… C’était le détail de
trop, aurait-elle pu se dire si elle avait été en mesure à cet instant de se
dire quoi que ce soit… Elle était simplement bouleversée… Sa mère avait parlé
de son papa, en l’appelant papa, et même avec gaieté, sans colère :
c’était impossible… Si sa mère parlait de son papa, c’était toujours pour en
dire du mal et lui souhaiter tout ce qui peut arriver de pire : elle ne
pouvait avoir changé en quelques heures de sentiment à son égard, alors qu’elle
le maudissait jour après jour depuis des années… C’était impossible, et c’était
justement cette idée que tout cela était impossible qui terrorisait la petite
fille…
À ce moment,
la voiture s’arrêta à la lisière d’un bois. La petite fille n’eut pas le temps
de comprendre ce qui lui arrivait. Sa mère l’avait déjà attrapée, sortie de la
voiture, et en la coinçant entre elle et la portière, lui barbouillait le
visage de rouge à lèvres. La petite fille se débattait en hurlant : elle
tentait de tirer les cheveux de sa mère qui, de son autre main, la repoussait
contre la portière au point de lui faire mal… Sa mère d’un coup desserra son
étreinte et la petite fille, folle de terreur, tituba jusqu’au talus… Elle
aurait voulu s’enfuir et courir droit devant elle… Mais elle avait le vertige,
elle allait tomber… Sa mère l’empoigna, et en lui écrasant sa main dans la
sienne, la força à tenir sur ses jambes…« Redresse la tête, que je vois
comme tu es belle…»
La petite fille aurait simplement voulu que sa
mère lui lâche la main : elle avait si mal qu’elle crut un moment qu’elle
allait s’évanouir et dans l’espoir qu’en obéissant à sa mère, au moins la
douleur cesserait, elle redressa la tête… « Tu es presque aussi jolie que
ta maman…»
Sa mère
mentait, sa mère était folle, sa mère lui voulait du mal… Mais au moins elle
l’avait un peu lâchée…« Allons nous promener à présent…»
La petite
fille, comme soudain rendue à elle-même, regarda tout autour.
« Mais
c’est sale ici, dit-elle au bout d’un moment d’une voix très faible, il y a des
déchets partout, les gens sont dégoûtants, même les forêts, ils les salissent…
– Oui, ma
chérie, tu as raison, les gens sont dégoûtants…»
Et cette
vilaine mère un peu folle, en entraînant la petite fille, commença d’escalader
péniblement les innombrables sacs d’ordures, qui à cet endroit du bois
s’amoncelaient entre les arbres, jusqu’à former une sorte de butte… Arrivée en
haut du tas d’immondices, elle souffla un instant. Puis, avec un mouvement
brusque, elle saisit entre ses deux mains le cou blanc de la petite fille, qui
se tenait appuyée contre sa jambe, pantelante… La petite fille eut au bout d’un
moment une étrange convulsion et la mère, laissant son petit corps
retomber parmi les sacs d’ordures, considéra en clignant un peu des yeux, les
alentours que baignait un beau soleil d’été.
Elle portait
sa robe verte. L’enfant gisait à ses pieds, comme une poupée cassée… Et elle
avait follement envie de rire, d’étendre les bras vers le ciel et de chanter,
en songeant que pour elle, une vie nouvelle commençait….
Cette belle
histoire, ce conte, a été écrite, je crois, en 2004. C’est ici une version
revue. Le texte est né de cette idée que les faits divers les plus sordides ressemblent
souvent à des contes, dans leur mécanique implacable. La mauvaise mère, ou marâtre,
est un personnage typique des contes. Il ne me semble pas par ailleurs inutile de
rappeler que ce mythe quasi universel, l’amour maternel, est parfois,
dans certaines circonstances, une pure fiction. Frédéric Perrot.
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