Ce
vignoble appartiendra à la Banque. Seuls les grands propriétaires peuvent
survivre, car ils possèdent en même temps les fabriques de conserves. Et quatre
poires épluchées, coupées en deux, cuites et emboîtées, coûtent toujours quinze
cents. Et les poires en conserve ne se gâtent pas. Elles se garderont
des années.
La
décomposition envahit toute la Californie, et l’odeur douceâtre est un grand
malheur pour le pays. Des hommes capables de réussir des greffes, d’améliorer
les produits, sont incapables de trouver un moyen pour que les affamés puissent
en manger. Les hommes qui ont donné de nouveaux fruits au monde sont incapables
de créer un système grâce auquel ces fruits pourront être mangés. Et cet échec
plane comme une catastrophe sur le pays.
Le
travail de l’homme et de la nature, le produit des ceps, des arbres, doit être
détruit pour que se maintiennent les cours, et c’est là une abomination qui dépasse
toutes les autres. Des chargements d’oranges jetés n’importe où. Les gens
viennent de loin pour en prendre, mais cela ne se peut pas. Pourquoi
achèteraient-ils des oranges à vingt cents la douzaine, s’il leur suffit
de prendre leur voiture et d’aller en ramasser pour rien ? Alors des
hommes armés de lances d’arrosage aspergent de pétrole les tas d’oranges, et
ces hommes sont furieux d’avoir à commettre ce crime et leur colère se tourne
contre les gens qui sont venus pour ramasser les oranges. Un million d’affamés
ont besoin de fruits, et on arrose de pétrole les montagnes dorées.
Et
l’odeur de pourriture envahit la contrée.
On
brûle du café dans les chaudières. On brûle le maïs pour se chauffer – le maïs fait
du bon feu. On jette les pommes de terre à la rivière et on poste des gardes
sur les rives pour interdire aux malheureux de les repêcher. On saigne les cochons
et on les enterre, et la pourriture s’infiltre dans le sol.
Il
y a là un crime si monstrueux qu’il dépasse l’entendement.
Il
y a là une souffrance telle qu’elle ne saurait être symbolisée par les larmes.
Il y a là une faillite si retentissante qu’elle annihile toutes les réussites antérieures.
Un sol fertile, des files interminables d’arbres aux troncs robustes, et des
fruits mûrs. Et les enfants atteints de pellagre doivent mourir parce que
chaque orange doit rapporter un bénéfice. Et les coroners inscrivent sur les
constats de décès : mort due à la sous-nutrition – et tout cela parce que
la nourriture pourrit, parce qu’il faut la forcer à pourrir.
Les
gens s’en viennent armés d’épuisettes pour pêcher les pommes de terre dans la
rivière, et les gardes les repoussent ; ils s’amènent dans leurs vieilles
guimbardes pour tâcher de ramasser quelques oranges, mais on les a arrosées de
pétrole. Alors ils restent plantés là et regardent flotter les pommes de terre
au fil du courant ; ils écoutent les hurlements des porcs qu’on saigne
dans un fossé et qu’on recouvre de chaux vive, regardent les montagnes d’oranges
peu à peu se transformer en bouillie fétide ; et la consternation se lit
dans les regards, et la colère commence à luire dans les yeux de ceux qui ont
faim. Dans l’âme des gens, les raisins de la colère se gonflent et mûrissent,
annonçant les vendanges prochaines.
John
Steinbeck, Les raisins de la colère (extrait du chapitre XXV)
Traduit
de l’anglais par Marcel Duhamel et M. -E. Coindreau.
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