samedi 7 octobre 2017

une autre quarantaine

UNE AUTRE QUARANTAINE…
{FRÉDÉRIC PERROT}
                                                                                  

1 – Il était citoyen d’un monde où les animaux s’exprimaient comme des savants et les hommes comme des bêtes.

2 – Obstinément, ce qu’il détruisait d’un côté, il le reconstruisait de l’autre à l’identique.

3 – Il était un artiste habile. Il jonglait avec du sable…

4 – Il écrivait des lettres longues comme des rêves ; non pour séduire la personne à qui il s’adressait en apparence, mais pour la tenir à distance.

5 – Les aveux les plus pénibles lui venaient spontanément, comme au fil de la plume. Il était de ces écrivains qui ne conçoivent pas qu’on puisse écrire pour ne rien troubler ou ne jamais mettre personne dans l’embarras. 

6 – Il cherchait l’amour et chaque femme lui répondait : « Que ferais-je d’un homme, qui n’est ici que toléré ? »  Étant d’une excessive timidité, il se retirait sans rien dire. L’amour est toujours un peu trop collet monté.

7 – Sa solitude avait des dents et des griffes. Son silence bruissait de cris. La peur était la couleur de son imaginaire.

8 – Se révolter n’est pas pousser des hauts cris ou porter en public le masque de l’indignation. Il était calme et impassible. Assis à sa table de travail, il supportait sans sourciller les assauts d’un monde hostile. Il se plaignait seulement parfois de ses maux de tête et de son sommeil troublé. Un moment, il plaça de grands espoirs dans l’aspirine.

9 – Il était d’une sobriété exemplaire. Il ne supportait ni le tabac, ni les relents de bière dans l’haleine de son père. L’ivrognerie devait lui sembler une manie allemande, une manie de bouchers sanguinaires. Son ivresse était d’un autre ordre.

10 – Un artiste n’est pas toujours conscient de ce qui l’amoindrit. Il détestait la musique. Il la ressentait comme une menace… Or, rien ne devait mettre en péril les fragiles harmoniques de son monde intérieur.

11 – Ses récits avaient l’étrangeté du rêve, sans en avoir le débraillé.

12 – Il se cognait le front contre des murs invisibles, qui n’existaient que dans son esprit. Mais la douleur était bien réelle…

13 – Il était l’épi de blé, non la faux qui le coupe. La punaise, non la botte qui l’écrase.

14 – On peut juger préférable de ne pas se réveiller, que de se réveiller une fois de plus dans les cris de son père.

15 – Son plus grand tourment était son excessive sensibilité au bruit. Son invraisemblable famille, la jeune fille qui prenait des leçons de piano dans l’appartement voisin, le canari qui dans sa cage sifflotait sans discontinuer, la ville et l’univers tout entier, le mettaient donc à la torture…

16 – Ne supportant ni le mensonge, ni l’injustice, sa situation en ce monde était des plus délicates. Il s’y sentait aussi à l’aise qu’un végétarien invité par erreur dans un banquet où se trouvent réunis tous les bouchers du pays.

17 – Il s’était construit une forteresse pour se protéger du monde. Une fois l’œuvre achevée, il dut comprendre à son corps défendant qu’il en était aussi le seul prisonnier.

18 – Il n’était pas modeste, il était humble. Le long exercice de l’écriture rend humble. Les faiseurs de livres n’en savent rien.

19 – Il n’ignorait pas, comme l’avait écrit un illustre prédécesseur, que la peur est la malédiction de l’homme. Mais peut-être faut-il plus craindre encore ceux qui ne connaissent pas la peur ou prétendent ingénument ne pas avoir peur, de la mort par exemple… Cela ne révèle sans doute que leur manque d’imagination.

20 – De toute sa vie, il ne pleura que fort peu. Il ne connaissait pas le secours, le soulagement des larmes.

21 –  Il est cruel et douloureux de voir le monde et les hommes sans aucun voile. Beaucoup préfèrent détourner les yeux.

22 – Il était un innocent, que le monde rendit coupable. Mais contrairement à beaucoup, il en tira toutes les conséquences et inventait au fil des pages mille façons astucieuses de se torturer. Parmi son héritage : des idées de supplices insensés… 

23 –  Il était le lieu d’un combat singulier : esprit hérité des Lumières,  il était aux prises avec des puissances obscures, des démons, des fantômes que la raison néglige ou ignore…

24 – Le cauchemar est l’une des formes de la lucidité.

25 – Le seul principe pour concevoir un labyrinthe est qu’une vie entière ne doit pas suffire pour en sortir.

26 – Un oiseau en cage dont par un excès de brutalité, on a brisé les ailes.

27 – La petite fille en pleurs dans un jardin public de Berlin, parce qu’elle a perdu sa poupée… Pour la consoler, pendant plusieurs semaines, le vieil homme malade qu’il était devenu écrivit des lettres où la poupée racontait à la petite fille sa  vie nouvelle dans le pays lointain où elle était partie. La petite fille rassurée sur le sort de sa poupée bien-aimée, l’oublia peu à peu et les lettres prirent fin. L’histoire est véridique ; contrairement à bien d’autres…   

28 – Une femme qui l’a aimé parle de son raffinement intellectuel sans compromis et presque terrifiant ; une autre de son incapacité à accepter la moindre compromission.
Ces deux témoignages valent mieux que toute une bibliothèque sur le sujet. Une femme amoureuse ne ment pas et ne dit que l’essentiel. Le reste est bavardage.

29 – Vivre, c’est se compromettre. Il dut donc mourir relativement jeune.

30 – Pire que la solitude est l’absence de toute possibilité d’être seul.  Un monde de la promiscuité, un monde de voyeurs lubriques et dans lequel la vie privée est un concept de bourgeois compassé.

31 – L’affreuse machine à torturer qu’il décrit dans l’un de ses récits est un exemplaire unique et un seul condamné peut y être mis au supplice – c’est une grave perte de temps… Des esprits plus efficaces inventeraient bientôt le supplice à la chaîne, la mise à mort industrielle.

32 – Le pouvoir te laisse le loisir de discuter sans fin à son  propos ; ce bavardage ininterrompu ne lui nuit en aucune façon ; il est même une des formes de ton asservissement. Le pouvoir ne désire que ton obéissance…

33 – Les méfaits de l’obéissance aveugle : combien de millions de morts au vingtième siècle pour en témoigner ?

34 – Le pouvoir peut faire attendre indéfiniment. Or, une vie humaine n’est guère plus longue que le trajet de la feuille qui se détache de l’arbre et tombe.

35 – Ce que le pouvoir ne pourra jamais empêcher : que l’on rie de lui, et même d’un rire irrépressible…

36 – Il est infiniment troublant que les cauchemars d’un seul puissent devenir la réalité plausible de millions d’autres.

37 – À de rares exceptions près, on quitte sa famille toujours trop tard. Et la quitter ne veut nullement dire s’en libérer.

38 – L’essentiel : avec obstination, patience, il écrivit pendant d’interminables nuits et parfois à l’aube, son travail accompli, il n’en était pas mécontent.

39 – Si la fameuse et pénible lettre dont il ne sera pas question lui avait été remise, il est fort vraisemblable que son père ne l’aurait pas lue, comme tous ses autres écrits…Cette lettre jamais parvenue à son véritable destinataire et que tout le monde peut lire est une belle métaphore de la révolte des fils, qui demeure inaperçue…

40 – Ecœuré par la ville qui l’avait vu naître, désireux de ne pas s’y enterrer vivant, un soir il partit pour un long voyage en train. Tout se serait sans doute bien passé, si dans le pays lointain où il allait et dont le gouvernement désirait se mousser, au lieu de construire la plus monumentale des gares – susceptible même de faire passer celle de New York pour une niche de chien ! – on avait au préalable songé à installer les rails nécessaires pour s’y rendre. Lui ne se rendit compte de rien : il s’était assoupi et son rêve de vie nouvelle s’acheva dans un fracas de ferraille. 

41 – C’était une belle après-midi. Il s’endormit dans une chaise longue et rêva qu’un chien lui léchait le visage. Il se réveilla avec un mouvement de frayeur et se rassura : ce n’était que l’une des infirmières du sanatorium qui essuyait la sueur de son front. Il lui sourit ; mais comme tout homme, il eût préféré être consolé que rassuré.

42 – Il avait tracé les quelques mots de son testament dans la neige devant sa maison. À sa mort, des voisins indélicats s’emparèrent de la maison pour la mettre à sac. Quant à son testament, il avait disparu avec les beaux jours. 


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Né en 1973 à Nancy, Frédéric Perrot est professeur de français.
Auteurs de prédilection : Dostoïevski, Gombrowicz, Baudelaire…


 Texte publié dans le numéro 5 de la revue défunte de Bernard Lherbier, Népenthès, 
 et retrouvé sur Internet. 


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