jeudi 17 août 2023

Maurice Blanchot, Thomas l'obscur (premier chapitre)


 

    Thomas s’assit et regarda la mer. Pendant quelque temps il resta immobile, comme s’il était venu là pour suivre les mouvements des autres nageurs et, bien que la brume l’empêchât de voir très loin, il demeura, avec obstination, les yeux fixés sur ces corps qui flottaient difficilement. Puis, une vague plus forte l’ayant touché, il descendit à son tour sur la pente de sable et glissa au milieu des remous qui le submergèrent aussitôt. La mer était tranquille et Thomas avait l’habitude de nager longtemps sans fatigue. Mais aujourd’hui il avait choisi un itinéraire nouveau. La brume cachait le rivage. Un nuage était descendu sur la mer et la surface se perdait dans une lueur qui semblait la seule chose vraiment réelle. Des remous le secouaient, sans pourtant lui donner le sentiment d’être au milieu des vagues et de rouler dans des éléments qu’il aurait connus. La certitude que l’eau manquait, imposait même à son effort pour nager le caractère d’un exercice frivole dont il ne retirait que du découragement. Peut-être lui eût-il suffi de se maîtriser pour chasser de telles pensées, mais ses regards ne pouvant s’accrocher à rien, il lui semblait qu’il contemplait le vide dans l’intention d’y trouver quelque secours. C’est alors que la mer, soulevée par le vent, se déchaîna. La tempête la troublait, la dispersait dans des régions inaccessibles, les rafales bouleversaient le ciel et, en même temps, il y avait un silence et un calme qui laissaient penser que tout était déjà détruit. Thomas chercha à se dégager du flot fade qui l’envahissait. Un froid très vif lui paralysait les bras. L’eau tournait en tourbillons. Était-ce réellement de l’eau ? Tantôt l’écume voltigeait devant ses yeux comme des flocons blanchâtres, tantôt l’absence de l’eau prenait son corps et l’entraînait violemment. Il respira plus lentement, pendant quelques instants il garda dans la bouche le liquide que les rafales lui poussaient contre la tête : douceur tiède, breuvage étrange d’un homme privé de goût. Puis, soit à cause de la fatigue, soit pour une raison inconnue, ses membres lui donnèrent la même sensation d’étrangeté que l’eau dans laquelle ils roulaient. Cette sensation lui parut d’abord presque agréable. Il poursuivait, en nageant, une sorte de rêverie dans laquelle il se confondait avec la mer. L’ivresse de sortir de soi, de glisser dans le vide, de se disperser dans la pensée de l’eau, lui faisait oublier tout malaise. Et même, lorsque cette mer idéale qu’il devenait toujours plus intimement fut devenue à son tour la vraie mer où il était comme noyé, il ne fut pas aussi ému qu’il aurait dû l’être : il y avait sans doute quelque chose d’insupportable à nager ainsi à l’aventure avec un corps qui lui servait uniquement à penser qu’il nageait, mais il éprouvait aussi un soulagement, comme s’il eût enfin découvert la clé de la situation et que tout se fût borné pour lui à continuer avec une absence d’organisme dans une absence de mer son voyage interminable. L’illusion ne dura pas. Il lui fallut rouler d’un bord sur l’autre, comme un bateau à la dérive, dans l’eau qui lui donnait un corps pour nager. Quelle issue ? Lutter pour ne pas être emporté par la vague qui était son bras ? Être submergé ? Se noyer amèrement en soi ? C’eût été certes le moment de s’arrêter, mais un espoir lui restait, il nagea encore comme si au sein de son intimité restaurée il eût découvert une possibilité nouvelle. Il nageait, monstre privé de nageoires. Sous le microscope géant, il se faisait amas entreprenant de cils et de vibrations. La tentation prit un caractère tout à fait insolite, lorsque de la goutte d’eau il chercha à se glisser dans une région vague et pourtant infiniment précise, quelque chose comme un lieu sacré, à lui-même si bien approprié qu’il lui suffisait d’être là, pour être ; c’était comme un creux imaginaire où il s’enfonçait parce qu’avant qu’il y fût, son empreinte y était déjà marquée. Il fit donc un dernier effort pour s’engager totalement. Cela fut facile, il ne rencontrait aucun obstacle, il se rejoignait, il se confondait avec soi en s’installant dans ce lieu où nul autre ne pouvait pénétrer.

      Finalement il dut revenir. Il trouva aisément le chemin du retour et prit pied à un endroit qu’utilisaient quelques nageurs pour plonger. La fatigue avait disparu. Dans les oreilles il gardait une impression de bourdonnement et de brûlure dans les yeux, comme il fallait s’y attendre après un trop long séjour dans l’eau salée. Il s’en rendait compte lorsque, se tournant vers la nappe sans fin sur laquelle se reflétait le soleil, il essayait de reconnaître dans quelle direction il s’était éloigné. Il avait alors un véritable brouillard devant la vue et il distinguait n’importe quoi dans ce vide trouble que ses regards perçaient fiévreusement. A force d’épier, il découvrit un homme qui nageait très loin, à demi perdu sous l’horizon. A une pareille distance, le nageur lui échappait sans cesse. Il le voyait, ne le voyait plus et pourtant avait le sentiment de suivre toutes ses évolutions : non seulement de le percevoir toujours très bien, mais d’être rapproché de lui d’une manière tout à fait intime et comme il n’aurait pu l’être davantage par aucun autre contact. Il resta longtemps à regarder et à attendre. Il y avait dans cette contemplation quelque chose de douloureux qui était comme la manifestation d’une liberté trop grande, d’une liberté obtenue par la rupture de tous les liens. Son visage se troubla et prit une expression inusitée.      

 

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