lundi 25 février 2019

sur La folie du jour de Maurice Blanchot




                                                                                    Pour Fatiha,

          « Je ne suis pas pour les adeptes », écrivait André Breton. Pensée profonde à méditer…

Même si je le lis depuis des années avec admiration, je ne suis pas un « adepte » de Blanchot et je ne compte pas dans les lignes à venir, comme beaucoup de ses épigones, mimer son style, en accumulant sans fin les paradoxes et les contradictions…
Je voudrais seulement évoquer La folie du jour : ce petit livre en terme de pages – vingt à peine, dans l’édition Gallimard –, mais qui plus que Beckett ou je ne sais qui, me semble emblématique de tout ce que la littérature peut…

La folie du jour n’est pas un roman. C’est un récit ; même si l’auteur répugne au « récit ». À la rigueur, on pourrait dire que ce livre paraît de prime abord être une autobiographie poétique et fantasmée d’un homme qui n’est rien et qui pour la même raison pourrait être tout le monde.
« Je ne suis ni savant ni ignorant. J’ai connu des joies. C’est trop peu dire : je vis, et cette vie me fait le plaisir le plus grand. Alors, la mort ? Quand je mourrai (peut-être tout à l’heure), je connaîtrai un plaisir immense. Je ne parle pas de l’avant-goût de la mort qui est fade et souvent désagréable. Souffrir est abrutissant. Mais telle est la vérité remarquable dont je suis sûr : j’éprouve à vivre un plaisir sans limites et j’aurai à mourir une satisfaction sans limites. »

Les grammairiens nous ont expliqué les valeurs du passé composé. Blanchot lui donne une valeur existentielle Son style est sec, sans retour, comme le temps qui porte ces phrases :  
« J’ai erré. J’ai passé d’endroit en endroit. Stable, j’ai demeuré dans une seule chambre. J’ai été pauvre, puis plus riche, puis plus pauvre que beaucoup. »
Jean Paul Sartre avait souligné en son temps l’importante révolution esthétique que constituait l’emploi du passé composé dans L’étranger d’Albert Camus. Cependant le passé composé sert encore chez Camus à relater des événements. Chez Blanchot, il a la même valeur définitive que le passé simple de Flaubert (« Il voyagea. ») : « J’ai aimé des êtres, je les ai perdus. » 

     Blanchot ne répugne pas au passé simple. C’est alors l’heure des grands événements impersonnels, la seconde guerre mondiale : « Peu après, la folie du monde se déchaîna. Je fus mis au mur comme beaucoup d’autres. Pourquoi ? Pour rien. Les fusils ne partirent pas. » Cette mise à mort qui ne se produit pas pour des raisons contingentes, sera le sujet du dernier livre de Blanchot, L’instant de ma mort.
Ce passé simple peut également avoir une valeur rétrospective et d’outre-tombe héritée de Chateaubriand, maître en la matière : « Avec la raison, le souvenir me revint et je vis que même aux pires jours, quand je me croyais parfaitement et entièrement malheureux, j’étais cependant, et presque tout le temps, extrêmement heureux. »

Ceci dit, La folie du jour, composé de courts paragraphes dont on eût aimé en écrire beaucoup, ne se soucie ni de grammaire, ni de cohérence. L’autobiographie fictive se poursuit, mêlée de considérations générales : « J’ai pourtant rencontré des êtres qui n’ont jamais dit à la vie, tais-toi, et à la mort, va-t’en. Presque toujours des femmes, de belles créatures. Les hommes, la terreur les assiège, la nuit les perce, ils voient leurs projets anéantis, leur travail réduit en poussière, ils sont stupéfaits, eux si importants qui voulaient faire le monde, tout s’écroule. ». Et : « Mon existence est-elle meilleure que celle de tous ? Il se peut. J’ai un toit, beaucoup n’en ont pas. Je n’ai pas la lèpre, je ne suis pas aveugle, je vois le monde, bonheur extraordinaire. Je le vois, ce jour hors duquel il n’est rien. Qui pourrait m’enlever cela ? »
Parfois cette autobiographie fictive se rapproche de ce que l’on sait de l’auteur, sans doute le lecteur le plus passionné du vingtième siècle : « Je dois l’avouer, j’ai lu beaucoup de livres. » Ce n’est qu’un moment, car l’essentiel se passe hors des livres :
« Oui, j’ai parlé à trop de personnes, cela me frappe aujourd’hui : chaque personne a été un peuple pour moi. Cet immense autrui m’a rendu moi-même bien plus que je ne l’aurais voulu. »

Il y a tout de même un semblant de trame… Comme chez Beckett, nous comprenons à un moment que ce que nous lisons depuis le début est une sorte de « confession » qu’ont exigée de celui qui parle des médecins.
Que s’est-il passé ? Pourquoi celui qui parle se trouve-t-il dans ce que l’on imagine être un hôpital, un asile de fous ou une prison ?
« Je faillis perdre la vue, quelqu’un m’ayant écrasé du verre sur mes yeuxCe coup m’ébranla, je le reconnais. (…) Le pire, c’était la brusque, l’affreuse cruauté du jour ; je ne pouvais ni regarder ni ne pas regarder ; voir c’était l’épouvante, et cesser de voir me déchirait du front à la gorge. ». Et : «  À  la longue, je fus convaincu que je voyais face à face la folie du jour ; telle était la vérité : la lumière devenait folle, la clarté avait perdu tout bon sens ; elle m’assaillait déraisonnablement, sans règle, sans but. »
S’ensuit cette conclusion, d’une ironie étincelante : « À mon réveil, il me fallut entendre un homme me demander : « Portez-vous plainte ? » Bizarre question adressée à un homme qui vient d’avoir affaire directement au jour. »

L’homme en question se montre rétif aux sollicitations de ses  médecins. Peut-être est-il fou ? Peut-être est-il schizophrène ? Ou peut-être n’est-il rien du tout de ce que l’on veut faire de lui ?
En tout cas, ses médecins lui reprochent son manque de coopération : « On me disait (quelquefois le médecin, quelquefois des infirmières) : Vous êtes instruit, vous avez des capacités ; en laissant sans emploi des aptitudes qui, réparties entre dix personnes qui en manquent, leur permettraient de vivre, vous les privez de ce qu’elles n’ont pas… »
Cette tentative de culpabilisation, assez grossière comme tous les « sermons » de la médecine, ne fonctionne pas. Mais cet homme, qui vaut pour tous les hommes, comprend  qu’il n’y n’échappera pas : « J’aimais assez les médecins, je ne me sentais pas diminué par leurs doutes. L’ennui, c’est que leur autorité grandissait d’heure en heure. On ne s’en aperçoit pas, mais ce sont des rois. Ouvrant mes chambres, ils disaient : Tout ce qui est là nous appartient. Ils se jetaient sur mes rognures de pensée : Ceci est à nous. Ils interpellaient mon histoire : Parle, et elle se mettait à leur service. »
Tout finit dans le balbutiement et la répétition mortifère : « On m’avait demandé : Racontez-nous comment les choses se sont passées « au juste »Un récit ? Je commençai : Je ne suis ni savant ni ignorant. »
Vouloir se raconter quand on y est contraint, c’est se trahir : « Je dus reconnaître que je n’étais pas capable de former un récit avec ces événements. J’avais perdu le sens de l’histoire, cela arrive dans bien des maladies. »

On voit l’immense trajet accompli en vingt pages à peine… De ce qui pouvait être perçu comme une autobiographie volontiers complaisante quoique fictive, on est passé à une méditation sur l’aliénation, l’angoisse de l’enfermement, un court traité d’antipsychiatrie au terme duquel s’affirme ce qui est au cœur de toute la pensée de Blanchot : le refus… «  Un récit ? Non, pas de récit, plus jamais. »

                                                                       Frédéric Perrot – février 2019

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