mercredi 15 décembre 2021

L'adieu (un poème d'Yves Bonnefoy)


 

« La poésie comme l’amour doit décider que des êtres sont. »

                                                                                                      Yves Bonnefoy

 

Nous sommes revenus à notre origine.

Ce fut le lieu de l’évidence, mais déchirée.

Les fenêtres mêlaient trop de lumières,

Les escaliers gravissaient trop d’étoiles

Qui sont des arches qui s’effondrent, des gravats,

Le feu semblait brûler dans un autre monde.

 

Et maintenant des oiseaux volent de chambre en chambre,

Les volets sont tombés, le lit est couvert de pierres,

L’âtre plein de débris du ciel qui vont s’éteindre.

Là nous parlions, le soir, presque à voix basse

À cause des rumeurs des voûtes, là pourtant

Nous formions nos projets : mais une barque,

Chargée de pierres rouges, s’éloignait

Irrésistiblement d’une rive, et l’oubli

Posait déjà sa cendre sur les rêves

Que nous recommencions sans fin, peuplant d’images

Le feu qui a brûlé jusqu’au dernier jour.

 

Est-il vrai, mon amie,

Qu’il n’y a qu’un seul mot pour désigner

Dans la langue qu’on nomme la poésie

Le soleil du matin et celui du soir,

Un seul le cri de joie et le cri d’angoisse,

Un seul l’amont désert et les coups de haches,

Un seul le lit défait et le ciel d’orage,

Un seul l’enfant qui naît et le dieu mort ?

 

Oui, je le crois, je veux le croire, mais quelles sont

Ces ombres qui emportent le miroir ?

Et vois, la ronce prend parmi les pierres

Sur la voie d’herbe encore mal frayée

Où se portaient nos pas vers les jeunes arbres.

Il me semble aujourd’hui, ici, que la parole

Est cette auge à demi brisée, dont se répand

À chaque aube de pluie l’eau inutile.

 

L’herbe et dans l’herbe l’eau qui brille, comme un fleuve

Tout est toujours à remailler du monde.

Le paradis est épars, je le sais,

C’est la tâche terrestre d’en reconnaître

Les fleurs disséminées dans l’herbe pauvre,

Mais l’ange a disparu, une lumière

Qui ne fut plus soudain que soleil couchant.

 

Et comme Adam et Ève nous marcherons

Une dernière fois dans le jardin.

Comme Adam le premier regret, comme Ève le premier

Courage nous voudrons et ne voudrons pas

Franchir la porte basse qui s’entrouvre

Là-bas, à l’autre bout des longes, colorée

Comme auguralement d’un dernier rayon.

L’avenir se prend-il dans l’origine

Comme le ciel consent à un miroir courbe,

Pourrons-nous recueillir de cette lumière

Qui a été le miracle d’ici

La semence dans nos mains sombres, pour d’autres flaques

Au secret d’autres champs « barrés de pierres » ?

 

Certes, le lieu pour vaincre, pour nous vaincre, c’est ici

Dont nous partons, ce soir. Ici sans fin

Comme cette eau qui s’échappe de l’auge.

 


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