mardi 28 janvier 2025

Conversation nocturne

 

« I am calling, yes I’m calling, just to speak to you

               For I know this night will kill me, if I can’t be with you »

                                  Lou Reed, New York telephone conversation

                                 

 

     Hier, j’ai parlé avec un mort au téléphone. Je le dis sans détours, ni circonvolutions. J’avais dû m’assoupir sur un livre ardu de philosophie politique, comme le laissait deviner ma lampe de chevet restée allumée. Cela, je ne me le suis dit qu’ensuite, mais qu’importe la façon dont je raconte… Le bruit de la sonnerie m’a paru considérable dans le silence de la nuit et tiré en sursaut de mon demi-sommeil, j’ai attrapé mon téléphone et fait glisser mon doigt sur l’écran comme par réflexe, sans songer que je mettais toujours l’appareil en silencieux le soir et que par conséquent je n’aurais pas dû entendre cette sonnerie.

     J’ai selon toute vraisemblance marmonné quelque phrase idiote, sans chercher à dissimuler ma mauvaise humeur : « Allo ? Oui ? C’est pour quoi ? ». Il y a eu un long silence... Ne me parvenait qu’un souffle lointain, comme dans les films à suspense, ainsi que des ronronnements indistincts pouvant évoquer des moteurs, des machines… Puis, d’une voix caverneuse, j’oserai presque dire terreuse, mon correspondant s’est présenté, a décliné son identité et ses qualités et m’a demandé si je me souvenais de lui. Lucien…  Ce n’était pas possible… Qu’on se figure ma stupeur ! Comment un mort pouvait-il parler ? Et surtout, surtout comment un mort pouvait-il passer un coup de téléphone… Cela dépassait l’entendement. Ce n’était pourtant pas une plaisanterie, une mauvaise plaisanterie, ou un rêve… Tout habillé et pas très frais certes, j’étais néanmoins parfaitement réveillé. Je dirai même que je n’avais jamais été à ce point réveillé et je considérais ma chambre non sans un certain dégoût. Les draps sales, les tas de fringues partout, la poussière, les toiles d’araignées au plafond… Le livre de philosophie politique était tombé au bas de mon lit et reposait auprès d’une chaussette retirée à la hâte, dans une proximité saugrenue que dans toute autre circonstance, j’aurais jugée comique… Tout cela enfin sentait le vieux garçon qui se néglige… Et puis, malgré son intonation lugubre, j’avais reconnu la voix de Lucien. Cela ne faisait aucun doute… Or, Lucien était mort sept mois auparavant, à 31 ans à peine et dans des circonstances atroces… Au bout d’un moment, oppressé par la situation et le silence de tombeau qui semblait s’être abattu sur mon intimité crasseuse, je me suis entendu dire :

      – Que veux-tu ?

   – Je te l’ai dit… Je veux savoir si tu te souviens de moi, s’il t’arrive de penser à moi, avec un petit pincement au cœur… Je veux savoir si de tout ce qu’il s’est passé, il t’arrive d’en concevoir, peut-être pas des remords, il ne faudrait pas exagérer, juste des regrets… Mais ne t’inquiète pas : je ne te tire pas de ton plumard en pleine nuit pour t’accuser. Ne dit-on pas que les morts sont d’une indulgence à toute épreuve ? Et puis, soit dit entre nous, tu t’en es bien sorti… On a rapidement conclu à une mort accidentelle, un arrêt du cœur, toujours ce pauvre cœur, suite à une consommation excessive d’alcool et de médicaments. Je n’ai même pas eu droit à la dignité embarrassante du suicide : cela aurait offensé, offensé ma famille de stricte obédience catholique, qui ne se souciait par ailleurs à aucun moment de moi… Ceci dit, toi, tu t’en es bien sorti… Pressés que l’on était d’étouffer l’affaire, on n’a même pas songé à t’interroger, même comme ça, pour la forme… En revanche, c’est toujours avec un certain plaisir que j’imagine ton grand moment de terreur, combien tu as dû te ronger les sangs, quand tu as su par ma sœur que j’avais laissé un mot et même tout un journal !… Pauvre Eva, c’est elle qui m’a trouvé, t’a appelé, a appelé mes sinistres frères… Ne t’inquiète pas : ce mot et ce journal sont sans doute partis en fumée dans la cheminée familiale. On avait bien eu soin de tout débarrasser avant l’arrivée de la police. Les catholiques ont de tout temps été des maîtres dans l’art d’enterrer des secrets. Je dis les catholiques, étant un peu concerné, mais je devrais dire les familles, les infâmes familles, tout simplement… Nul n’en sortira vivant ! Enfin, soit dit toujours entre nous, pour ta gouverne, afin que tu ne te méprennes pas, dans ce journal, mon journal,  je ne parlais jamais de toi… Pas une ligne, pas un mot… Jamais, jamais !

       – Quel affreux bavardage !  me suis-je écrié presque malgré moi, tremblant et à bout de nerfs.

      Et, avec des mouvements désordonnés sur l’écran du téléphone, j’ai voulu raccrocher, mettre fin à cet ignoble monologue… Mais contre toute évidence, cela s’est révélé impossible… Et comme s’il voyait littéralement ce que j’étais tout occupé de faire, comme s’il se tenait à quelque pas à peine et m’observait avec un large sourire sardonique, il a repris, de la même voix haletante :  

      – Oh, désolé, cette fois, tu ne pourras pas me raccrocher au nez ! J’en suis vraiment peiné, mais ton téléphone ne t’appartient plus, plus rien ne t’appartient… N’as-tu pas remarqué qu’il a sonné ? Alors qu’il a toujours été en mode silencieux ? N’as-tu pas remarqué combien était étrange le numéro affiché ? Cette étonnante suite de nombres premiers et de lettres de différents alphabets… Tu n’as pas dû faire attention… Tu pourras le réduire en morceaux à coups de marteau, tu pourras le jeter tout au fond des abîmes les plus profonds, comme disent les poètes, tu pourras faire tout ce que tu veux, cela ne changera rien, crois-moi, où que tu sois, quoi que tu fasses, chaque soir dorénavant, à la même heure, tu entendras quelque part retentir la même sonnerie et quelqu’un appeler ton nom… N’aurais-tu pas remarqué l’heure de l’appel ? C’est à cette heure précisément que tout est devenu clair pour moi… Mais je ne voudrais pas te priver davantage de ton sommeil ! Dors maintenant, si tu peux… Je te laisse, je t’embrasse, comme on dit ! Et à demain soir, sans doute !

 

      Et il a raccroché, mettant fin à ce semblant de conversation… Le téléphone cependant restait allumé, brillait de mille couleurs étincelantes dans la pénombre de la chambre, et je considérais ce sinistre objet d’un œil morne, comme on considère quelque chose d’absurde : un cadavre d’insecte répugnant, reposant sur sa carapace…

     J’ai passé la mauvaise nuit que l’on imagine… En le tenant à bout de bras, j’ai laissé tomber le téléphone dans ma poubelle et j’ai descendu le sac. J’ai essayé de dormir et n’y suis pas parvenu… Dès que je me sentais près de tomber comme d’une hauteur vertigineuse, je me réveillais en sursaut. J’avais à chaque fois l’impression très nette que Lucien était allongé à côté de moi et qu’il s’approchait pour se blottir contre moi. Ce n’était pas une scène digne de l’un de ces épouvantables films d’horreur : je n’avais pas à côté de moi quelque affreux cadavre purulent, mais Lucien, son corps jeune, beau, magnifique, comme au temps de notre splendeur… Et j’étais tout disposé à l’accueillir, même si je me sentais un peu embarrassé par mon douloureux désir… J’ouvrais les yeux. Il n’y avait personne à côté de moi dans le lit, évidemment… Enfin une terrible nuit. Passons.

   Vers huit heures du matin, j’ai appelé mon bureau avec mon téléphone professionnel qui fonctionnait bien sûr parfaitement, afin de prévenir que je ne viendrais pas. J’étais malade… Oui, naturellement, je ne manquerais pas d’aller chez le médecin !  J’avais le cerveau en bouillie après ma nuit sans sommeil et la première et piètre excuse que je trouvais, ne manquait pas d’une certaine ironie involontaire, au fond : une infection urinaire, je crois, quelque chose dans ce goût-là…

      Je ne suis pas allé chez le médecin. J’ai passé ma journée à fumer cigarette sur cigarette, en buvant du café, assis en caleçon à la table de ma cuisine, une vraie loque… Comment dire ? J’avais l’intime conviction que Lucien n’avait pas menti et que tout se passerait comme il l’avait dit… Sans que je ne comprenne ni pourquoi, ni comment, j’étais maudit et j’étais persuadé qu’à l’heure dite désormais, jusqu’à la fin j’entendrais la terrible sonnerie retentir quelque part et quelqu’un appeler mon nom…

 

 

                                                              Frédéric Perrot


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