mercredi 8 février 2023

John Steinbeck, Les raisins de la colère (un extrait)


 

Ce vignoble appartiendra à la Banque. Seuls les grands propriétaires peuvent survivre, car ils possèdent en même temps les fabriques de conserves. Et quatre poires épluchées, coupées en deux, cuites et emboîtées, coûtent toujours quinze cents. Et les poires en conserve ne se gâtent pas. Elles se garderont des années.

La décomposition envahit toute la Californie, et l’odeur douceâtre est un grand malheur pour le pays. Des hommes capables de réussir des greffes, d’améliorer les produits, sont incapables de trouver un moyen pour que les affamés puissent en manger. Les hommes qui ont donné de nouveaux fruits au monde sont incapables de créer un système grâce auquel ces fruits pourront être mangés. Et cet échec plane comme une catastrophe sur le pays.

Le travail de l’homme et de la nature, le produit des ceps, des arbres, doit être détruit pour que se maintiennent les cours, et c’est là une abomination qui dépasse toutes les autres. Des chargements d’oranges jetés n’importe où. Les gens viennent de loin pour en prendre, mais cela ne se peut pas. Pourquoi achèteraient-ils des oranges à vingt cents la douzaine, s’il leur suffit de prendre leur voiture et d’aller en ramasser pour rien ? Alors des hommes armés de lances d’arrosage aspergent de pétrole les tas d’oranges, et ces hommes sont furieux d’avoir à commettre ce crime et leur colère se tourne contre les gens qui sont venus pour ramasser les oranges. Un million d’affamés ont besoin de fruits, et on arrose de pétrole les montagnes dorées.

Et l’odeur de pourriture envahit la contrée.

On brûle du café dans les chaudières. On brûle le maïs pour se chauffer – le maïs fait du bon feu. On jette les pommes de terre à la rivière et on poste des gardes sur les rives pour interdire aux malheureux de les repêcher. On saigne les cochons et on les enterre, et la pourriture s’infiltre dans le sol.

Il y a là un crime si monstrueux qu’il dépasse l’entendement.

Il y a là une souffrance telle qu’elle ne saurait être symbolisée par les larmes. Il y a là une faillite si retentissante qu’elle annihile toutes les réussites antérieures. Un sol fertile, des files interminables d’arbres aux troncs robustes, et des fruits mûrs. Et les enfants atteints de pellagre doivent mourir parce que chaque orange doit rapporter un bénéfice. Et les coroners inscrivent sur les constats de décès : mort due à la sous-nutrition – et tout cela parce que la nourriture pourrit, parce qu’il faut la forcer à pourrir.

Les gens s’en viennent armés d’épuisettes pour pêcher les pommes de terre dans la rivière, et les gardes les repoussent ; ils s’amènent dans leurs vieilles guimbardes pour tâcher de ramasser quelques oranges, mais on les a arrosées de pétrole. Alors ils restent plantés là et regardent flotter les pommes de terre au fil du courant ; ils écoutent les hurlements des porcs qu’on saigne dans un fossé et qu’on recouvre de chaux vive, regardent les montagnes d’oranges peu à peu se transformer en bouillie fétide ; et la consternation se lit dans les regards, et la colère commence à luire dans les yeux de ceux qui ont faim. Dans l’âme des gens, les raisins de la colère se gonflent et mûrissent, annonçant les vendanges prochaines.

 

 

John Steinbeck, Les raisins de la colère (extrait du chapitre XXV)

Traduit de l’anglais par Marcel Duhamel et M. -E. Coindreau.


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