dimanche 29 janvier 2023

François Bégaudeau, Boniments (un extrait)

 


Risque (prendre son)

 

Au commencement il y eut René Char, puis vint Emmanuel Macron.

« Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque », avait écrit le poète, et l’aphorisme parvint aux oreilles du brillant élève du lycée jésuite La Providence. Ou bien il l’emprunta à son ami Bayrou, qui le citait à l’envi pendant sa campagne de 2007. Ou bien il l’entendit dans une réunion du conseil de surveillance de Veolia.

Devenu banquier, le clinquant littéraire fait de la suggestion oraculaire de Char un mantra, racontant partout que pour se lancer dans la course présidentielle, lui l’énarque hors système a dû prendre son risque.  

Devenu président, il demeure poète et donc rebelle. Alors que les pisse-froid du Conseil scientifique poussent au reconfinement du pays qu’un variant du Coronavirus menace, il résiste. Tel Pascal, il fait un pari, commentent les commentateurs. Il prend son risque.

C’est souvent que de parfaits conservateurs ayant grandi dans des collèges taillés sur mesure, suivi des filières étrennées par leurs parents, épousé des carrières promises et dues, connu des ascensions programmées dans lesdites carrières, investi des résidences sécurisées dans des quartiers retranchés, inscrit leurs enfants dans des collèges taillés sur mesure d’où s’élanceront leurs ascensions programmées, etc., célèbrent le risque.

Ce n’est pas un paradoxe.

C’est parce que les conservateurs ont des vies balisées qu’ils aiment s’imaginer hors des clous. C’est parce qu’ils restreignent leur pensée à la défense de leurs intérêts qu’ils prétendent penser out of the box.  C’est parce que leur existence est sans risque qu’ils n’ont que ce mot à la bouche. Analogiquement, l’héritier est le meilleur colporteur de la fable du mérite. Certes nous avons eu des facilités, concédait un jour une journaliste politique de télé mariée à un journaliste politique de télé frère d’un journaliste politique de télé officiant aujourd’hui à BFM comme son neveu journaliste politique de télé ; mais nous avons travaillé, retombait-elle sur ses pattes.

Le bas peuple saisissant quand même mal pourquoi une fille d’ouvrier sénégalais hissée au rang d’institutrice en serrant les dents gagne cinquante fois moins qu’un P.-D.G. de la pétrochimie, le concile libéral doit inventer un dogme supplémentaire, un boniment d’appoint : le risque. L’institutrice est sans doute méritante, mais elle ne prend pas de risques. Sauf le respect qu’on lui doit, elle est fonctionnaire. Alors que l’entrepreneur – ne pas confondre avec le patron – s’est lancé dans un business comme on se jette dans le vide. Il a engagé son corps et son prêt bancaire dans la bataille, il a bien pris son risque et non pas simplement un risque. Il aurait pu y laisser sa peau, tel Magellan navigant à vue vers des continents incertains. À la fin, son pari a été gagnant, sa start-up de tandems urbains est rentable, et ce courageux coup de poker de départ rend presque décent le salaire qu’il s’attribue.

Il se trouve qu’il a su convaincre la banque en démontrant que l’aventure de Bike-for-Two était précisément sans risque car il avait les reins solides grâce à la revente fort lucrative d’une boîte de soutien scolaire créée avec l’argent de la revente d’un appartement familial.

Il se trouve assez souvent que ceux qui prennent leurs risques ne courent aucun risque à les prendre.

Quel risque réel prenait Emmanuel Macron en s’opposant à un troisième confinement ? Son pari de janvier 2021 ayant été perdu, on vit la virulente troisième vague saturer les hôpitaux, épuiser les soignants, asphyxier des milliers de pauvres ; on ne vit pas qu’Emmanuel eût à payer personnellement son risque.

À la lumière des diatribes des conservateurs contre le principe de précaution, on comprend encore mieux que leur apologie du risque est la devanture d’une pulsion de produire effrénée et indifférente aux dommages collatéraux sur les gens, les bêtes, les sols, l’air. L’entrepreneur sans précaution fait valoir une balance bénéfice-risque où le bénéfice est privatisé et le risque socialisé. À lui les dividendes du gaz de schiste obtenu en fracturant la roche, aux habitants du coin l’eau viciée et les cancers subséquents. En libéral conséquent, il ne se défausse pas de sa responsabilité. C’est seul et en toute conscience qu’il a pris le risque de la mort des autres.   

 

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