Lire sans y être autorisé ce qu’une personne peut écrire dans la solitude étant une tentation à laquelle nul ne saurait durablement résister, lorsqu’ils ont découvert au fond d’un tiroir parmi un tas de feuilles volantes ton journal intime, cédant à la curiosité, désirant connaître ton état d’esprit, soucieux de te comprendre – car n’est-ce pas, ils se sont toujours beaucoup inquiétés à ton sujet – cédant à cette impulsion ordinaire qui consiste à refuser le secret à autrui, ils l’ont ouvert et après avoir compris que tu n’avais pas écrit sur les premières pages mais préféré prendre le cahier à l’envers, ce qui n’a pas manqué de les étonner et de les faire sourire – il est parfois si étrange ! – ils ont pu lire en s’étonnant encore davantage de la fébrilité de l’écriture et de l’absence de ponctuation :
je suis perdu c’est cela perdu le mot n’est pas trop fort perdu c’est cela je me fourvoie sur des chemins qui ne mènent nulle part ou je m’égare dans les herbes folles qui les bordent le résultat étant le même le résultat étant de me faire dire je suis perdu c’est cela perdu le mot n’est pas trop fort perdu c’est cela à me fourvoyer sur des chemins qui ne mènent nulle part à m’égarer dans les herbes folles le résultat étant le même le désespoir de se dire je suis perdu c’est cela perdu le mot n’est pas trop fort perdu c’est cela à me fourvoyer à m’égarer alors qu’une issue à ma situation est tout ce que je cherche alors que tout ce que je veux c’est un regard compréhensif une épaule qui ne se hausserait pas comme par habitude sur laquelle je pourrais m’appuyer sur laquelle je pourrais pleurer une personne qui simplement m’écouterait et ne hausserait pas les épaules comme par habitude si j'étais pathétiquement amené à lui dire je suis perdu crois-moi c’est cela perdu le mot n’est pas trop fort perdu c’est cela crois-moi et loin de me complaire sur des chemins qui ne mènent nulle part et loin de me complaire dans les herbes folles une issue à ma situation est tout ce que je cherche tout ce que je veux c’est un peu d’amour un regard humain et non ces yeux vides de poissons morts tout ce que je veux c’est une épaule qui ne se hausserait pas comme par habitude sur laquelle je pourrais m’appuyer un autre être humain comme moi et qui simplement m’écouterait et ne rirait pas aux éclats si j’étais amené à pathétiquement lui dire je suis perdu c’est cela perdu le mot n’est pas trop fort perdu c’est cela et qui loin de hausser les épaules comme par habitude loin de rire aux éclats d’une voix douce me dirait au contraire tu n’es pas perdu le mot est bien trop fort il n’y a que des chemins qui mènent nulle part les herbes folles sont une image et regarde je te prends dans mes bras
Et à ton retour, naturellement, ils t’attendaient, la page arrachée d’un coup sec posée en évidence sur la table du salon. Et à ton retour, comme de toute éternité, tu as dû te justifier, commençant par dire d’une voix rendue hésitante par leur silence : mais ce n’est que de la littérature
Le texte appartient au recueil La perte d’un visage (été 2005). Frédéric Perrot.
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