mardi 22 avril 2025

En équilibre instable

 

En équilibre instable

 

Libéré des lubies et obsessions bourgeoises, indifférent à l’inutile luxe langagier des pensées indigentes, balivernes prétendument modernes énoncées avec le sérieux d’un enfant capricieux, en équilibre instable, sur un fil je demeure, répudiant d’un même geste les obscures traditions et les fausses lumières, éperdument insoucieux de ce qui préoccupe mes contemporains avec tant de fureur.

 

Assez joué les funambules

 

       Cette misérable femme de drame après avoir monopolisé la parole, écrasé de son mépris ses interlocuteurs, balayé comme bagatelles les règles tacites de tout échange, cette misérable femme de drame, à présent que la soirée s’étiole, gémit lamentablement sur une occasion manquée, une opportunité dont son intransigeance a brisé les ailes. Elle est lourdement ivre et sa voix naguère arrogante, acérée comme un rasoir, devient hasardeuse, titubante. Pathétique, au bord des larmes, son visage s’effondrant de plus en plus mollement comme de la cire de bougie, elle se met à battre sa coulpe, à regretter l’inflexibilité de son désir, cette intensité dans les rapports humains qu’elle ne manque jamais de théoriser et de mettre en pratique. – Mais assez joué les funambules. Je ne tiens pas à être le témoin compatissant de cette douleur qui ne se soucie que d’elle-même. C’est à peine si elle me voit… Je ne suis pas une épaule sur laquelle on peut s’appuyer, je ne suis pas un mouchoir où essuyer ses pleurnicheries et je ne tiens absolument pas à inventer je ne sais quelles paroles douces et consolantes, afin de lui marquer ma sympathie, comme si nous étions tous deux des êtres humains et non des fantoches. Après tout, ses opinions tranchées, son ton sans réplique, le sérieux épuisant des sujets de conversation lancés à son initiative, ses prétentions à la profondeur, m’ont un peu gâché la belle soirée qui s’annonçait… Ayant vidé mon verre, je la salue et quitte le bar.

 

Sans filet

 

       C’était un de ces jours où le vent violent emportait les enfants, les vieilles femmes esseulées et d’autres badauds dont on aurait pu supposer davantage de résistance ou qu’ils auraient eu aux premiers signes de la tempête, la présence d’esprit soit d’alourdir leurs poches avec des cailloux, soit de se mettre à l’abri : un de ces jours, en bref, où la consigne générale était de rester chez soi, afin de ne pas être par accident aspiré dans une spirale ascensionnelle et de disparaître comme feuille morte dans les nuées. Rester chez moi me convenait tout à fait, on n’avait pas trop besoin de me l’ordonner. Mais là, ce n’était pas possible : j’étais au bout du rouleau, c’est-à-dire que j’étais arrivé au bout de mon sachet de pilules, et sans pilules, affronter ce que l’on nommait par convention la réalité était au-dessus de mes forces. Il fallait donc en théorie qu’en ce jour particulier, indépendamment du vent et de l’avis de tempête, je me rende chez mon fournisseur, en espérant qu’il daignerait peut-être me dépanner… Il n’habitait pas la porte à côté et les jours de grands vents les transports en commun ne circulaient pas. Très concrètement, pour le reste, j’étais aussi vaillant qu’une taie d’oreiller et le vent, le vent, aurait raison de moi sans difficulté… Cela ne faisait aucun doute… Mais la réalité redevenant de plus en plus hideuse, le manque se faisant cruellement sentir, je m’habillais, décidé à me jeter dans la rue sans filet.


-----------------------------


« Une misérable femme de drame, quelque part dans le monde, soupire après des abandons improbables. » 

                                            (Arthur Rimbaud, « Jeunesse I », Illuminations)

 

                                                                  

                                                                                    Frédéric Perrot, avril 2025

 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire