jeudi 16 mars 2023

Philippe Jaccottet, La semaison (notes au fil de la lecture, suivies d'un poème)


 

Mai 1954

 

L’attachement à soi augmente l’opacité de la vie.

 

Novembre 1959

 

À partir de l’incertitude avancer tout de même. Rien d’acquis, car tout acquis ne serait-il pas paralysie ? L’incertitude est le moteur, l’ombre est la source. Je marche faute de lieu, je parle faute de savoir, preuve que je ne suis pas encore mort. Bégayant, je ne suis pas encore terrassé. Ce que j’ai fait ne me sert à rien, même si ce fut approuvé, tenu pour une étape accomplie. Magicien de l’insécurité le poète…, juste parole de Char. Si je respire, c’est que je ne sais toujours rien. Terre mouvante, horrible, exquise, dit encore Char. Ne rien expliquer, mais prononcer juste.

 

Mars 1962

 

C’est comme si l’on ne pouvait plus parler, ne savait plus parler. Il faut passer par là sous peine de mentir, de tricher.

 

            Janvier 1964

           

                        Hiver au nom si juste, au nom d’oiseau rapide

                        Saison claire et dénuée

                        Qui va plus droit qu’aucune autre

                        Saison courbée comme un arc

                        Temps des oiseaux rapprochés

                        Des hauts réseaux aériens

Nacre et terre

Verre et paille

           

            Septembre 1965

 

L’impossible : événements, ce qu’il faut lire ou voir dans les journaux tous les jours, c’est à proprement parler l’insoutenable. Il semble donc impossible de poursuivre et l’on poursuit cependant. Comment ?

Parce que la poésie pourrait être mêlée à la possibilité d’affronter l’insoutenable. Affronter est beaucoup dire.

Ce qui me rend aujourd’hui l’expression difficile est que je ne voudrais pas tricher – et il me semble que la plupart trichent, plus ou moins, avec leur expérience propre ; la mettent entre parenthèses, l’escamotent.

Dès lors devraient rentrer dans la poésie certains mots qu’elle a toujours évités, redoutés, et toutefois sans aller vers le naturalisme qui, à sa façon, est aussi mensonge.

 

Peut-être faut-il aller vers une expression moins métaphysique : alors la mort devient soins, patience, crainte, faiblesse, plaies et pansements, pas de grands mots, pas même une bataille, mais seulement gestes, sourires, larmes, veilles. Nulle révélation : patience, douleur, angoisse étonnement. Faiblesse surtout, peut-être, faiblesse d’enfant ; détresse d’enfant. Rien de grandiose. Et toutefois… 

                       

            Avril 1966

 

Insomnie : effroi à la pensée de certaines vies que j’ai vu se dérouler tout près de moi depuis mon enfance, qui me parurent d’abord presque héroïques, brillantes en tout cas, et qui s’achèvent dans la détresse sans retour de la maladie. Hommes qui furent si sûrs d’eux, si pleins de vanité pour de vagues honneurs, et qui s’effondrent, piteux. Sur quoi, levé très tôt, je reçois l’eau du jour, et tout ce sombre est lavé.          

           

Juin 1966

 

La bonté ajoure, aère. La cruauté enferme.

 

L’enfant dit qu’elle pense, la nuit, à des choses tristes ; à la mort de ses parents. Ce sont comme des oiseaux rapides dans son ciel ; leur ombre sur ses jeux, sur sa source.

 

            Décembre 1966

 

Asile de fous. Les plus jeunes m’ont paru avoir le regard plus égaré, plus douloureux ; sentiment de fixité et d’instabilité à la fois, de fixité « pour ne pas s’égarer ».

Dans une sorte de salle de séjour, au rez-de-chaussée, on aperçoit à travers une porte vitrée, mal voilée par des rideaux à fleurs, des fous très immobiles, d’autres qui marchent au contraire plus vite que nécessaire, de long en large ; monde du « trop » et du « trop peu ».

Il suffit de rien pour que la mince passerelle que l’on avait jetée vacille, et lâche. Et ce n’est pas rien que de se heurter de nouveau, dans un tel lieu, à la détresse, à la misère, à l’avilissement. De là on revient aux livres, on ouvre une revue et on trouve des savants qui parlent savamment de la mort, ou du langage.  

           

            Mai 1971

 

À force de préciser où est la poésie, ne plus pouvoir jamais la saisir ? 

 

En moi se contrarient le sens de l’inconnu et un certain rationalisme. Je ne crois pas aux miracles ; au mystère, peut-être.

 

Poésie : mieux on comprend comme cela devrait se faire, moins on y parvient. La virtuosité apparaît avec le vide.

 

            Mai 1973

 

Le peu de souvenirs qui me reste de chaque époque de ma vie, et leur vague, me remplit d’étonnement. Ainsi de cette chambre d’hôtel de la rue d’Odessa – la faible ampoule et le miroir au plafond, le fracas des trains – mais quoi d’autre ? On aura vécu comme en rêve.

           

            ……………………………………


 

            Comment te tiendras-tu dans de ce délabrement des

                                                                                   mondes

            effondrement, tempête, invasion d’infinités

            leur triomphe au milieu de nos ruines s’avance

            entre deux files d’atterrés, portant des trophées

                                                                          d’astres

            Il ne laissera rien debout de nos songes

            de nos refuges

 

            Où faut-il que ton pied se pose, et que ton cœur

            cherche aliment ? Le monde glisse, les saisons

            se dérobent, et les plus pures lignes sont brouillées.

            Les joints des mots se rompent, certains sombrent,

            d’autres s’éloignent, mais le fond même

            et la distance même ne sont plus saisis.

 

            Y aura-t-il des larmes assez claires

            pour nous creuser un chemin dans ces terres ?

            Mais s’il ne s’agit plus de terres, de chemins,

            de nuit à traverser, s’il n’y a plus

            de terre, plus de jour, plus d’étendue ?

            Si la source des pleurs est asséchée ?

            Si le vent, même pas le vent, si la tempête

            ou plutôt la tempête dans la tempête

            emporte les moindres propos

            et la bouche qui les disait, et les visages

            qui se tendaient vers sa douceur, et la douceur,

            emporte l’emportement même

            comme un feu qui se retournerait contre lui-même

            et qui dévorerait le souvenir du feu, le nom du

                                                                                feu,

            jusqu’à la possibilité du feu,

            si la mer se retire de la mer, et si les mondes,

            tous les mondes se roulent comme tente au lever

                                                                        du camp ?

            Qui peut encore parler si l’air lui manque ?

            Nul avant nous n’aura songé de plus aveugle songe

            ni de plus près vu plus vaste désordre.

 

 


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