vendredi 31 mars 2023

Ossip Mandelstam, Ce n'est pas vivre et c'est quand même vivre... (pour François)


 

Je suis encore loin d’être un patriarche,

Je suis d’un âge encore assez peu respectable,

On m’injurie encore derrière mon dos

Dans la langue querelleuse des trams,

Où il n’y a ni rime ni raison :

Et ceci et cela ! Que voulez-vous ? Je présente des excuses,

Mais au fond je ne change pas d’un iota...

 

Quand j’y songe ! Qu’est-ce qui me rattache au monde ?

Tu ne le croirais pas toi-même ! Des vétilles,

La clé du logement d’un autre pour la nuit,

Une pièce d’argent dans ma poche

Et le celluloïd d’une pellicule moucharde…

 

Comme un jeune chien je me jette sur le téléphone

Chaque fois que retentit l’hystérique sonnette,

Et une voix dit en polonais : « merci monsieur ».

C’est un reproche affable dans le grésillement de l’inter

Ou c’est une promesse jamais tenue.

 

Tu te dis à quoi pourrait-on prendre goût

Parmi les pétards et les fusées –

Ta colère va retomber et il ne va rester

Que la confusion et pas de travail,

Vas-y, demande-leur donc du feu !

 

Tantôt je souris, tantôt je me drape dans ma timide dignité

Et je sors avec une canne blonde,

J’écoute des sonates dans les ruelles,

A toutes les échoppes je me lèche les babines,

Je feuillette des livres sur le pavé gluant des portes cochères,

Ce n’est pas vivre et c’est quand même vivre…

 

J’irai parmi les moineaux et les reporters,

J’irai parmi les photographes ambulants,

Et au bout de cinq minutes avec une pelle dans un seau,

Je reviendrai chercher ma photographie

Sous le cône myosotis de la Colline-du-Shah.

 

Ou encore j’irai comme garçon de courses

Dans des caves étouffantes et moites

Où des Chinois honnêtes et propres saisissent

Au bout de leurs baguettes des boulettes de pâte,

Et jouent avec de longues cartes biseautées

En buvant de la vodka comme les hirondelles du Yang-tsé.

 

J’aime les promenades dans les trams grinçants

Et le caviar d’Astrakhan de l’asphalte

Recouvert d’une natte de paille

Qui rappelle la corbeille de l’Asti

Et les plumes d’autruche de la charpente

Au début de la construction des cités Lénine.

 

J’entre dans les bouges splendides des musées

Sous l’œil écarquillé d’immortels Rembrandts

Qui ont acquis le luisant des cuirs de Cordoue,

J’admire les mitres cornues du Titien

Et du Tintoret multicolore j’admire

Les mille perroquets tapageurs…

 

Comme je voudrais entrer dans le jeu,

Parler à cœur ouvert, dire la vérité,

Envoyer le cafard aux cent mille diables,

Prendre un passant par la main et lui dire :

Sois gentil, faisons route ensemble…

 

 

                               Juillet – Septembre 1931, Moscou

 

 

 

Traduction du russe par François Kérel.


Source image : Wikipédia

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