lundi 27 juin 2022

La blessure

 

« Ta douleur ici ne vaut rien : ce n’est que l’ombre, l’ombre de ma blessure…»
                              Leonard Cohen (traduction Jean-Louis Murat)

             

Ce n’est rien, non ce n’est rien, même si un peu de sang a coulé, c’est une blessure superficielle, ce n’est qu’une éraflure, mais quelle idée aussi de s’approcher d’un buisson de ronces : oui, oui, bien sûr, pour aider, rendre service, être agréable, le seau est là dans l’herbe, par politesse bien sûr, participer à la grande activité de l’après-midi, la cueillette des mûres… Et toi bien sûr, il faut que tu t’enfonces une épine dans le doigt, et devant elle, justement devant elle qui te regarde un instant sans comprendre, avant de t’attraper la main pour l’examiner dans le détail comme si elle devait y lire l’avenir, avant, ayant laissé retomber ta main, de rentrer dans la maison afin d’y aller chercher de l’alcool et une pince à épiler. Heureusement que tu ne l’as pas laissée te charcuter, heureusement que tu lui as retiré ta main… Elle a voulu profiter de ton léger vertige dans la grange, mais tu as su lui dire non... Ce qu’elle peut être assommante avec sa sollicitude, son empressement à bien faire : comme si tu n’étais pas capable, une fois le vertige passé, de te l’enlever toi-même cette épine, cette écharde, qu’importe au nom.

 

Le repas déjà était affreux, interminable. Autour de la table décorée sans goût particulier comme l’ensemble du salon. Les scènes pastorales au fond des assiettes aux bords ébréchés. Les serviettes pliées, les verres et les couverts astiqués, le pain coupé en tranches dans les paniers en osier parmi les chandeliers et les bougies censées égayer le tableau, lui donner de la profondeur… Et eux, lui et elle chacun d’un côté de la table debout, immobiles et silencieux comme dans l’attente d’un commentaire, d’une politesse de circonstance : quelle comédie, quelle pantomime que les repas familiaux…

Et ce n’est pas ta faute si justement tu ne manges jamais de gibier, de gésier, ce n’est quand même pas ta faute, tu n’es pas difficile en général, tu manges de tout sans faire d’histoires, tu sais te tenir à table, tu es fort capable de tourner un compliment : et bien il faut que justement cela tombe sur du gibier, du gésier et servi sans compter… A votre âge, il faut manger : la viande c’est plein de protéines, c’est énergétique et c’est bon pour la santé… Mais combien de bouchées encore avant la fin de ce supplice ? Et parler en plus, devoir parler alors que l’on est tout occupé de mâcher… Avoir l’air aimable, dire oui, oui, très bon, alors que l’on se sent devenir livide à compter les morceaux dans l’assiette, discrètement, avec le bout de la fourchette.

Et comme elle te regardait alors que tu gesticulais sur ta chaise, te faisais servir un autre verre de vin, alors qu’ayant posé ta fourchette à côté de l’assiette, tu écoutais son mari et tentais de t’intéresser à sa conversation… Comme elle te regardait, comme elle t’épiait, enregistrant le moindre de tes mouvements, à croire qu’au terme du repas elle devait t’en présenter l’addition : vous avez été comme ci, comme ça, j’ai remarqué votre grimace à l’arrivée du plat et vous avez encore eu ensuite le toupet de me demander ce que c’était exactement… Et comme elle coupait la parole à son mari, afin que je n’oublie pas ce qui restait dans mon assiette sans doute : ici, on finit… Et les gâteaux secs avec le café : secs de plusieurs jours justement et durs sous la dent… Et à la fin toujours dire non, refuser, parce que l’on n’est pas une oie et que l’on n’a pas envie d’être gavé…

Et ce soir, ce sera pareil, en attendant l’arrivée de Pierre mon amour, le fils prodige : celui pour lequel je supporte les longues heures de cette journée, celui pour lequel je suis ici… Lui au moins, il saura quoi dire et je pourrais m’effacer dans mon coin, participant de loin en loin à la bonne humeur générale : quel soulagement de ne plus devoir parler...

C’est bête, c’est très bête et gênant, mais lorsque je suis dans l’obligation de parler, je n’aime pas ma voix et cette impression s’aggrave ou s’adoucit selon le rapport d’intimité qui existe avec les personnes à qui je dois m’adresser… Plus elles me seront étrangères et plus ma voix m’irritera, comme avec eux, ce couple fatigué qui ne tient plus que par habitude et parce qu’à partir d’un certain âge, on n’a plus la force de se séparer, l’imprudence, les grandes embardées dans l’inconnu n’étant plus à l’ordre du jour : refaire sa vie, changer, comme cela serait-il possible ? Alors que cela fait si longtemps que l’on est ensemble, alors que l’on a vieilli ensemble… Alors que sans s’en rendre compte on radote et que l’on est sans cesse à se plaindre de ses douleurs, l’essentiel des conversations étant d’ordre médical. Alors que l’on vit au milieu de tout ce que l’on a en une vie accumulé, maison, résidence secondaire, souvenirs, bibelots : toute cette immense pagaille poussiéreuse, toutes ces preuves matérielles du temps qui a passé, comme des vestiges ou d’absurdes monuments funéraires…Tous ces objets, innombrables, qui dissimulent le vide, réduisent l’espace, dont on s’entoure comme par angoisse et comme si l’on voulait par l’accumulation même et de façon inconsciente contredire l’avenir, éloigner l’idée du néant, et ce, par l’acte sans cesse répété de remplir jusqu’à l’invraisemblance, avec frénésie et parce que l’on a de l’argent… Oui, à ce point rempli que l’on se sent soi-même parmi tant de choses pris de vertige, de malaise…. 

Mais vivement que Pierre arrive, tout s’éclairera dès qu’il sera là. Il prendra la situation en main, il redonnera aux événements leurs justes proportions : cette impression d’irréalité légère, d’invraisemblance un peu pénible disparaîtra dès qu’il aura passé la porte, sa présence écartera de moi la tristesse et l’amertume, fera reculer les pensées confuses et mesquines qui m’assaillent depuis le repas et cette stupide histoire de blessure. Il s’en amusera sans doute, il saura en faire une anecdote, il a l’esprit si vif, si gai… Et en sa présence, sa mère n’osera plus me regarder qu’à la dérobée, sans insister, détournant les yeux à chaque fois que je croiserais son regard… C’est tout de même extraordinaire le regard qu’elle a ! Il vous déshabille, il vous juge, il perce vos illusions et met à nu vos mensonges… C’est le regard impitoyable de l’aigle qui fond : et l’être qu’il a devant lui, ce regard l’observe sans indulgence et le considère avec une sorte de froideur objective… Mais de façon curieuse la terrible lucidité traduite par le regard s’accompagne dans les faits, les gestes, les réflexions d’une incapacité fondamentale à concevoir l’existence d’un autre, à accepter l’évidence d’une conscience séparée… Et c’en est à ce point que la mère de Pierre n’a de cesse de chercher à asseoir sur les autres son autorité, comme si l’être qu’elle a en face d’elle n’existait pas simplement et ne devait pas s’étonner d’être ainsi soumis à cette volonté un peu folle… Oui, c’est cela : la mère de Pierre est de ces personnes qui imposent leur volonté et n’ont de cesse de l’imposer, même si l’autre sur lequel s’exerce cette volonté doit pour cela se briser, se défaire comme une poupée de tissu dont les coutures s’effilent…

Mais que de sombres pensées encore…Vivement que Pierre arrive et dissipe toutes ces chimères, écarte tous ces fantômes… Je les entends qui s’activent dans la cuisine, j’entends son exaspération et les remontrances provoquées par sa lenteur à lui… Tu n’aides pas, une fois de plus… Et bien ce n’est pas grave, on s’en passera… Comme j’aimerais ne plus quitter cette chambre, comme j’aimerais me glisser sous les draps et attendre simplement Pierre ! Il serait si agréable de ne plus se soucier des convenances et d’attendre simplement sous les draps et sans plus rien demander à personne, attendre l’arrivée de Pierre, en songeant seulement aux moments de sensualité à venir, au plaisir entre ses bras, dans ce lit qui n’est pas le nôtre, dans cette chambre dont nous n’avons pas l’habitude... Pour peut-être dans la volupté, oublier tout le reste et affirmer dans un cri ou un mouvement d’acquiescement heureux que seuls comptent, que seuls sont vrais ces moments de sensualité sur lesquels la tristesse de tout le reste n’a pas de prise et ne saurait en avoir…

 

Cela n’est pas possible, ce n’est pas raisonnable, même Pierre te le reprocherait… Tu dois descendre, tu dois les rejoindre dans la cuisine, cela fait une bonne heure que tu es dans cette chambre, pour te reposer… Et en bas ils s’activent, avec des regards entendus peut-être, en se désignant du doigt le plafond et donc la chambre où tu te trouves depuis une bonne heure, pour te reposer… Mais il est vrai aussi qu’avec leur perpétuel empressement, ils t’y ont incité : si vous voulez vous reposer, si vous voulez lire un moment… Au vu de sa bibliothèque, elle ne t’a heureusement pas parlé de ses lectures, c’est déjà ça, il n’est pas de malentendu plus désagréable qu’un malentendu d’ordre littéraire.

Oui, descendre, se retrouver sous leur regard, parmi leurs mots, leurs mouvements autour de toi… Et devoir s’expliquer encore au sujet des vertiges : évoquer la chaleur, la fatigue, en essayant d’y croire soi-même, de faire preuve de conviction, la conviction d’un être faible qui a des vertiges à cause de la chaleur, de la fatigue… Et pour couper court proposer d’aider, éplucher par exemple les légumes, laver la vaisselle, mettre la table, prouver que l’on est disponible et dans le rythme des autres… Utile, dans les choses, le rythme des autres : justement ce en quoi tu échoues, tout ce dont tu ne veux pas en fait… Oui, c’est chacun sa volonté : je ne m’impose pas moi, à la limite tout ce à quoi j’aspire c’est à l’absence, rester tranquille dans mon coin, et participer mais comme participe un figurant, sur la photographie, mais parce que dans le champ… Ou alors avec Pierre, seuls tous les deux, ensemble… Le reste, tout le reste, ce sont des situations incomplètes, des mouvements accomplis sans l’idée de s’y accomplir, des mouvements qui ne sont pas autonomes, des situations qui se résolvent comme malgré toi et selon une logique que tu ne reconnais pas : des situations et des mouvements dont tu te passerais, au fond…. Oui, c’est cela, il n’y a qu’auprès de Pierre que tu te sentes en vie et que s’estompe cette impression d’être de la matière morte dans un monde entièrement livré à la matière…

Oui, que vienne Pierre, qu’il apparaisse sur le seuil, qu’il embrasse sa mère, qu’il embrasse son père et sans s’excuser pour le retard, sans même y songer puisqu’il est là et son retard est oublié… Oui, qu’il vienne vers moi, s’avance de cette démarche faite de langueur et d’indifférence et me prenne dans ses bras, me parle à l’oreille, s’écarte un instant de moi pour me considérer et me prouver par son regard que moi aussi je lui ai manqué, qu’il a pensé à moi et que par conséquent moi aussi j’existe, avant de me prendre discrètement la main et en se tournant vers ses parents me présenter d’une façon plus officielle…

 

Descendre à présent. Ne pas hésiter dans l’escalier. Aller d’une démarche naturelle sans se soucier du nombre de marches dans l’escalier, sans se tenir à la rampe, la main libre et le cœur léger comme l’acteur qui apparaît sur scène et qui au moment même où il accomplit son premier geste, prononce son premier mot, a oublié les longues heures de trac de l’après-midi, ce premier mot, ce premier geste étant exactement ce qu’ils doivent être et tels que son rôle l’impose. Mais la vie n’est pas un théâtre : et quelle absurdité aussi de n’entrevoir dans le naturel qu’un rôle parmi d’autres, un rôle qui selon les personnes et les circonstances sera tenu avec plus ou moins de talent…  

Mais tu es dans le salon à présent, tu as fermé la porte derrière toi, il y a le mari qui lève la tête, sans doute alerté par le bruit de la porte et qui t’aperçoit, à quoi est-il occupé exactement tu l’ignores.... Il vient vers toi et te parle comme il t’a déjà parlé dans l’après-midi : par petites phrases courtes et chuchotées, ces petites phrases étant parfois séparées par de soudains silences comme si la pensée s’égarait ou s’était déjà perdue…

Il s’est approché, il parle, il te parle… Une chaise vous sépare, il parle de la même voix presque inaudible et sans te regarder vraiment, ses cheveux sous la lampe te paraissent plus blancs encore… Et tu ne dis rien, tu ne sais que faire de tes mains, la chaise qui vous sépare ne te semble pas à sa place en créant cet écart ridicule comme si tu étais sur la défensive et avais besoin d’une chaise pour tenir l’adversaire à distance, et à cause de l’obstacle que constitue pour toi cette chaise, à cause de cet obstacle symbolique que constitue malgré tout pour toi cette chaise assez laide et d’un goût prétentieux, à cause d’une chaise et parce que tu ne sais que faire de tes mains, tu ne parviens pas à être toi-même et à jouer ton rôle, le rôle rudimentaire de celui qui écoute et approuve parfois en émettant un vague son…

Il parle cependant, ne cesse de parler en secouant la tête d’une façon imperceptible et sans apparemment s’étonner de ton silence et de ton absence de réaction… Elle apparaît écartant le rideau de perles qui sépare la cuisine et le salon. Il tourne la tête vers elle, son regard un instant revient vers toi, et comme si on l’avait sifflé, sans qu’un mot ait même été prononcé, il se dirige vers elle de sa démarche hésitante, soudain plus voûté, comme un chien qui en avançant vers son maître ne sait ce qu’il doit craindre ou attendre. Tu esquisses un mouvement dont l’intention précise t’échappe,  comme si tu devais esquisser à ce moment un mouvement, comme si cette esquisse de mouvement était à ce moment ce que l’on attendait de toi… Et tu as un geste dont le sens t’échappe, un geste dont tu ne sens que la lassitude…

 

Elle dit que Pierre n’est pas encore là… Sa voix est sans intonation particulière, mais le fait qu’elle éprouve le besoin de dire et répéter ce qui est évident te laisse une impression désagréable, comme si elle avait en prononçant cette phrase, joué faux et à côté, pour une raison inexplicable : comme si elle avait un instant perdu le fil… Lui ne dit rien,  il demeure entre elle et toi dans l’expectative, comme arrêté, n’ayant plus qu’une idée confuse de ce que l’on attend de lui, il est appuyé à la table comme s’il craignait de tomber et regarde vers sa femme qui debout au seuil du salon a gardé entre ses doigts enroulé l’un des fils du rideau de perles… Et lui, il attend la suite, une autre phrase, un mouvement ou que l’on s’adresse à lui, il tremble un peu en s’appuyant à la table… Et elle, elle ne dit rien, elle a le fil enroulé entre ses doigts, elle est debout, immobile, silencieuse, dans cette sorte d’espace intermédiaire, entre la cuisine et le salon…

Et toi, tu avances vers elle, tu ne sais ce que tu dois faire ou dire, tu avances, elle n’a pas réagi et ne réagit pas alors que tu t’avances vers elle…  Et au moment où tu n’es plus qu’à deux ou trois pas d’elle, tu lui tends naturellement la main, comme pour lui montrer que tu peux l’aider à accomplir ces deux, trois pas qui vous séparent et comme si par ce seul geste tu l’invitais à ne pas s’effrayer et à reprendre ses esprits après ce qui n’a été qu’un bref passage à vide, un état de faiblesse momentanée et sans gravité…


Pierre va arriver. Il ne tardera plus. Mettons la table en l’attendant. Et pour l’encourager, tu lui prends la main, retires le fil du rideau et le laisses retomber, elle regarde un instant sa main sans comprendre, puis lève les yeux vers toi. Pierre va arriver. Il ne devait partir qu’à dix-sept heures trente et il n’est pas encore vingt heures. Ce sont de petites routes et Pierre n’aime pas rouler vite. Il ne tardera plus. Mettons la table en l’attendant. Nous n’allons pas rester plantés là comme des piquets, c’est ridicule… Je vais le faire si vous voulez, asseyez-vous votre mari et vous, je vais le faire, asseyez-vous : indiquez-moi seulement où se trouvent les assiettes et les verres. Dois-je prendre le même service qu’à midi ? Dites-moi, puis asseyez-vous et reposez-vous. 

Elle te regarde et ne dit rien. Elle semble avoir écouté ce que tu as dit, tu as parlé lentement et d’une voix douce afin de ne pas l’effrayer… Mais elle ne réagit pas, son regard est sans expression, elle n’a pas un geste, elle ne dit rien : elle est abasourdie… Tu dois l’aider, la mettre assise. Tu demandes à son mari de t’aider à la mettre assise, un léger vertige sans doute, aidez-moi, votre femme ne va pas bien. Tu as parlé d’une voix plus forte que tu ne l’aurais souhaité et cela l’a fait sursauter : un court sursaut, comme un réflexe, dont tu ne sais s’il est de surprise ou de frayeur…Venez m’aider s’il vous plaît, c’est votre femme, elle n’est pas bien. Va-t-il enfin comprendre ?

Elle tombe lourdement sur le sol d’un coup… Et dans un cri tu te précipites vers elle, tu la secoues et tentes de lui relever la tête, mais sa tête est lourde et retombe : et tu dis son nom, tu le répètes, tu lui parles mais tu ne sais si elle t’entend, tu cherches que faire et tu répètes son nom…  Mais je vous en supplie, venez m’aider !

 

Tu l’appelles et il ne vient pas, ne réagit pas, inerte et toujours appuyé à la table… Et tu t’entends crier pour qu’il réagisse enfin, avant qu’il ne soit trop tard, avant que toi comme lui vous ne puissiez plus rien faire… Pierre, Pierre mon amour, mais où es-tu donc ?

 

 

Cette nouvelle a été écrite en 2005. Frédéric Perrot

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire