dimanche 14 janvier 2018

l'absence (extrait accompagné d'un dessin d'Eric Doussin)

Eric Doussin


Et il marche, il erre, il va au hasard, il a l’impression de n’être plus qu’un automate, une marionnette dont quelque part quelqu’un agite les fils, il pourrait fermer les yeux, oublier où il se trouve, il n’a qu’à se laisser porter, pour tituber jusqu’à son but, comme l’ivrogne qui peut accomplir sans même s’en rendre compte le trajet du bar où il s’est abruti jusqu’à la porte de chez lui ; mais lui ne rentre pas, il s’éloigne de chez lui, il n’a plus de chez lui, ce qu’il appelle encore son chez lui est cet appartement où il étouffe, où il a l’impression d’être enfermé comme dans une cellule, dont il a l’impression que tremblent, bougent et se rapprochent les quatre murs, dont il doit sortir au plus vite, enfilant sa veste, dévalant en toute hâte les marches de l’escalier, pour dans un grand soupir de soulagement se retrouver à l’air libre…

Il a dû s’appuyer un instant contre le mur ; de cela il se souvient… Il a dû s’appuyer un instant contre le mur, pour reprendre son souffle, calmer l’affolement de son rythme cardiaque, il a dû s’appuyer un instant contre le mur pour, comme l’homme qui a cru se noyer sort enfin la tête de l’eau, reprendre son souffle, calmer l’affolement de son rythme cardiaque, calmer son cœur qui battait à tout rompre…

Il ne sait pas à quoi précisément il a échappé, il ne saurait nommer précisément ce à quoi il a échappé en sortant de chez lui, en enfilant la veste, en dévalant les marches : tout ce qu’il sait, c’est qu’il a échappé à quelque chose de terrible, d’effrayant, quelque chose qui l’a vidé de toute substance et qu’il ne veut plus connaître… Quelque chose qu’il doit fuir, dont il sait que cela reviendra, dont il a eu entre les quatre murs de son appartement comme le pressentiment, dont il a pu connaître certains signes avant-coureurs alors qu’il était debout devant sa bibliothèque, ou penché au-dessus de sa baignoire qu’il voulait nettoyer, récurer, faire briller… Une soudaine vision : du sang s’écoulant du pommeau de douche, un flot noir de sang qui à mesure qu’il s’écoulait, lentement, salissait et rendait compromettante la blancheur de l’émail…

Et il n’a plus la force de faire quoi que ce soit contre ce genre de visions, elles le prennent par surprise, au moment où il s’y attend le moins, alors qu’il est tout occupé de classer ses livres ou de nettoyer sa baignoire : il n’a plus la force de leur résister, leurs assauts sont dévastateurs, leurs coups portent et le laissent pantelant, tout ce qu’il sait, c’est qu’il doit les fuir d’une manière ou d’une autre, qu’à leurs assauts, à leurs attaques répétées, à leurs attaques-éclairs, il ne saurait résister plus longtemps, tout ce qu’il sait, c’est qu’il doit les fuir, tout ce qu’il sait, c’est qu’il ne doit pas se laisser envahir, annexer, tout ce qu’il sait, c’est qu’il doit les fuir, même si pour cela il doit enjamber le parapet du pont, même si pour cela il doit se laisser tomber dans les eaux noires et froides de la rivière qui traverse et scinde en deux rives la petite ville où depuis toujours il habite et que jusqu’à ce soir, il n’a jamais vraiment quittée



Le texte est un extrait de la nouvelle L'absence, écrite en 2005.

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