mercredi 6 décembre 2017

Tableau vivant (accompagné d'un dessin de Jimmy Poussière)

Jimmy Poussière




Quand je suis rentré, ma femme était une nouvelle fois accroupie aux pieds de son amant, dont je pouvais admirer le corps glabre et la position hiératique. Nus tous les deux, nudité banale. Tout était silencieux, comme dans un temple déserté. La pendule détraquée du salon ne ponctuait plus les secondes. Un semblant d’éternité… Comme je n’ignorais pas que pendant que je me tuais au travail, afin d’éviter la faillite de mon entreprise, ils passaient leurs journées à composer toutes sortes de tableaux vivants, ne voulant pas les importuner, je suis passé dans la cuisine et me suis servi un verre d’eau, avec lequel j’ai avalé une des pilules que m’avait vendues le petit dealer aveugle qui vivait dans ma cage d’escalier. J’en étais déjà à ma cinquième pilule, j’avais payé le prix fort, mais le sentiment de bien-être était tout relatif et le monde qui m’entourait, où je me débattais, me semblait toujours aussi atroce. La douleur seule était atténuée. La souffrance semblait sans rémission. Pas d’alternative. Nul autre monde pour toi. Seulement la réalité dans toute sa laideur mesquine… Las, un instant, j’ai fermé les yeux. Une plage, l’été, ma femme, moi… Ce n’était pas vrai. Ce n’était qu’une illusion, provoquée par les pilules. Une pauvre contrefaçon, un cliché… Les cachets du bonheur, comme les appelait le petit dealer en riant affreusement, ne fonctionnaient pas avec moi. Quand j’ai rouvert les yeux, ma femme, vaguement rhabillée pour l’occasion, une feuille de vigne sur le pubis, se tenait près de moi et m’a demandé si cela ne me dérangeait pas que Georges reste pour la soirée. Je ne suis pas un Othello, ai-je dit, sans écouter la rapide description qu’elle me faisait du tableau à venir, qui devait être une fois encore une pietà. Il est vrai que cela m’était parfaitement indifférent. Je jugeais leurs habitudes un peu morbides, c’est tout. À ma connaissance, il n’était nullement question de sexualité ou de plaisir. Ma femme jugeait toute forme de pénétration dégradante et son amant, galeriste en vue, était notoirement impuissant. Ce n’était que gestes, postures, tout un cérémonial, dont je ne pouvais même pas être jaloux. La jalousie, ses tourments, cette plaie que l’on irrite à plaisir, c’eût été une forme de promotion, un espoir de changement… Il n’y avait pas de changement. Je ne pouvais rien du tout… Et je devais seulement, l’affreux mot, me résigner, accepter que ce qui était dégradé, se dégraderait encore et toujours…



Le texte est extrait du recueil auto-édité Les heures captives (décembre 2012)
Frédéric Perrot

1 commentaire:

  1. Note de mon Journal 5 juin 2012

    5 juin – J’ai écrit hier dans le train, Tableau vivant. Une fiction dépressive. À l’origine, une biographie de Derrida et ses tableaux vivants en famille (Le massacre des innocents). Ces grands penseurs ont parfois de ces lubies qui me semblent répugnantes. Souvenir d’un film de Spielberg – Le dealer aveugle. Confirmation étrange dans le métro de la vérité de mon texte : un quelconque imbécile expliquant – naturellement à voix haute, en marchant – à sa compagne qu’une amie commune apparemment se livrait à toutes sortes de pratiques sexuelles mais refusait « toute forme de pénétration » ; ce que précisément je venais d’écrire quelques minutes plus tôt… Cette époque est à bien des égards répugnante – Mon texte ne dit rien d’autre. Exploration d’un oxymore. Une allusion aussi à un recueil de nouvelles de Carver, Les vitamines du bonheur et le souvenir d’une phrase de Leonard Cohen dans Le livre du désir : « La vie est une drogue qui ne fonctionne plus.»

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