Guy Debord |
On entend dire que la
science est maintenant soumise à des impératifs de rentabilité économique ;
cela a toujours été vrai. Ce qui est nouveau, c’est que l’économie en soit
venue à faire ouvertement la guerre aux humains ; non plus seulement aux possibilités
de leur vie, mais aussi à celles de leur survie. C’est alors que la pensée
scientifique a choisi, contre une grande part de son propre passé anti-esclavagiste,
de servir la domination spectaculaire. La science possédait, avant d’en venir
là, une relative autonomie. Elle savait donc penser sa parcelle de réalité ; et ainsi elle avait pu immensément contribuer à augmenter les moyens de l’économie.
Quand l’économie toute-puissante est devenue folle, et les temps spectaculaires
ne sont rien d’autre, elle a supprimé les dernières traces de l’autonomie
scientifique, inséparablement sur le plan méthodologique et sur le plan des
conditions pratiques de l’activité des « chercheurs ». On ne demande
plus à la science de comprendre le monde, ou d’y améliorer quelque chose. On
lui demande de justifier instantanément tout ce qui se fait. Aussi stupide sur
ce terrain que sur tous les autres, qu’elle exploite avec la plus ruineuse irréflexion,
la domination spectaculaire a fait abattre l’arbre gigantesque de la connaissance
scientifique à la seule fin de s’y faire tailler une matraque. Pour obéir à
cette ultime demande sociale d’une justification manifestement impossible, il
vaut mieux ne plus trop savoir penser, mais être au contraire assez bien exercé
aux commodités du discours spectaculaire. Et c’est en effet dans cette carrière
qu’a lestement trouvé sa plus récente spécialisation, avec beaucoup de bonne
volonté, la science prostituée de ces jours méprisables.
La science de la justification mensongère était naturellement
apparue dès les premiers symptômes de la décadence de la société bourgeoise,
avec la prolifération cancéreuse des pseudo-sciences dites de « l’homme » ;
mais par exemple la médecine moderne avait pu, un temps, se faire passer pour
utile, et ceux qui avaient vaincu la variole ou la lèpre étaient autres que
ceux qui ont bassement capitulé devant les radiations nucléaires ou la chimie
agro-alimentaire. On remarque vite que la médecine d’aujourd’hui n’a, bien sûr,
plus le droit de défendre la santé de la population contre l’environnement
pathogène, car ce serait s’opposer à l’Etat, ou seulement à l’industrie
pharmaceutique.
Mais ce n’est pas seulement par cela qu’elle est obligée de
taire, que l’activité scientifique présente avoue ce qu’elle est devenue. C’est
aussi par ce que, très souvent, elle a la simplicité de dire. Annonçant en
novembre 1985, après une expérimentation de huit jours sur quatre malades, qu’ils
avaient peut-être découvert un remède efficace contre le S.I.D.A., les
professeurs Even et Andrieu, de l’hôpital de Laënnec, soulevèrent, deux jours
après, les malades étant morts, quelques réserves de la part de plusieurs
médecins, moins avancés ou peut-être jaloux, pour leur façon assez précipitée
de courir faire enregistrer ce qui n’était qu’une trompeuse victoire ;
quelques heures avant l’écroulement. Et ceux-là s’en défendirent sans se
troubler, en affirmant qu’ « après tout, mieux vaut de faux espoirs
que pas d’espoir du tout ». Ils étaient même trop ignorants pour
reconnaître que cet argument, à lui seul, était un complet reniement de l’esprit
scientifique ; et qu’il avait historiquement toujours servi à couvrir les
profitables rêveries des charlatans et des sorciers, dans les temps où on ne
leur confiait pas la direction des hôpitaux.
Guy Debord, Commentaires
sur la société du spectacle (extrait du chapitre XIV)
Œuvres, Quarto Gallimard,
p.1616-1617
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