mardi 15 octobre 2019

Cioran, Aveux et Anathèmes (notes au fil de la lecture)

Emil Cioran 


Aveux et Anathèmes est le dernier livre de Cioran. Il est celui que je préfère : pour ce mélange unique de dilettantisme apparent et de vraie profondeur. Aveux et Anathèmes a été publié en 1987, à la veille des quatre-vingts ans de l’auteur.  

Cioran le présentait ainsi  : « Dans tout livre où le Fragment est roi, les vérités et les lubies se côtoient d’un bout à l'autre. Comment les dissocier, comment savoir ce qui est conviction et ce qui est caprice ? Tel propos, fruit de l’instant, précède ou suit tel autre qui, compagnon de toute une vie, s’élève à la dignité d'une obsession. C’est au lecteur de faire le départ, puisque aussi bien, dans plus d’un cas, l’auteur lui-même hésite à se prononcer. Aveux et Anathèmes étant une suite de perplexités, on y trouvera des interrogations mais aucune réponse…»



Kandinsky soutient que le jaune est la couleur de la vie.
… On saisit maintenant pourquoi cette couleur fait si mal aux yeux.

Ce matin, après avoir entendu un astronome parler de milliards de soleils, j’ai renoncé à faire ma toilette : à quoi bon se laver encore ?

Nous ne devrions déranger nos amis que pour notre enterrement. Et encore ! 

À Saint-Séverin, en écoutant, à l’orgue, L’Art de la Fugue, je me disais et redisais : « Voilà la réfutation de tous mes anathèmes. »

 Au-delà d’un quart d’heure, on ne peut assister sans impatience au désespoir d’un autre.

En dehors de la musique, tout est mensonge, même la solitude, même l’extase. Elle est justement l’une et l’autre en mieux.

La très grande fatigue va aussi loin que l’extase, à cela près qu’avec elle vous descendez vers les extrémités de la connaissance.

La nature, en quête d’une formule susceptible de contenter tout le monde, a fixé son choix sur la mort, laquelle, c’était à prévoir, ne devait satisfaire personne.

            On se démène tant – pourquoi ? Pour redevenir ce qu’on était avant d’être.

Aimer son prochain est chose inconcevable. Est-ce qu’on demande à un virus d’aimer un autre virus ?

« Le fait que tu sois arrivé à ton âge prouve que la vie a un sens », m’a dit un ami après plus de trente ans de séparation. Ce mot me revient souvent à l’esprit et me frappe à chaque fois, bien qu’il ait été proféré par quelqu’un qui a toujours trouvé un sens à tout.

En écoutant tel oratorio, comment admettre que ces implorations, que ces effusions poignantes ne cachent aucune réalité et ne s’adressent à personne, qu’il n’y ait rien derrière elles et qu’elles doivent se perdre à jamais dans l’air ?

Le sérieux n’entre pas dans la définition de l’existence ; le tragique, oui, parce qu’il implique une idée d’aventure, de désastre gratuit, alors que le sérieux postule un but. Or, la grande originalité de l’existence est de n’en comporter aucun.
           
         Je tombe sur X. J’aurais donné tout au monde pour ne plus jamais le rencontrer. Devoir subir de tels spécimens ! Pendant qu’il parlait, j’étais inconsolable de ne pas disposer d’un pouvoir surnaturel qui nous annihilerait sur-le-champ tous les deux.

           C’est le propre de la douleur de n’avoir pas honte de se répéter.

         Dans nos veines coule le sang des macaques. Si on y songeait souvent, on finirait par démissionner. Plus de théologie, plus de métaphysique – autant dire plus de divagations, plus d’arrogance, plus de démesure, plus rien….

Le soulagement de découvrir au seuil de l’aube qu’il est sans profit d’aller au cœur de quoi que ce soit.

Dévoré par la nostalgie du paradis, sans avoir connu un seul accès de véritable foi.

Bach dans sa tombe. Je l’aurai donc vu comme tant d’autres par l’une de ces indiscrétions dont les fossoyeurs et les journalistes sont coutumiers, et depuis je pense sans arrêt à ses orbites qui n’ont rien d’original, sinon qu’elles proclament le néant qu’il a nié.

Tant qu’il y aura encore un seul dieu debout, la tâche de l’homme ne sera pas finie.




                                                                                               Octobre 2019

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