jeudi 13 novembre 2025

Sur La Maison vide de Laurent Mauvignier (un article de Philippe Lançon, suivi d'une note de journal)


 

Trop-plein dans la maison vide

 

Les prix, c’est comme les courses de char dans la Rome antique. À chaque tour, des auriges sont éjectés, parfois en sale état. En cette « rentrée littéraire », par leur puissance narrative, deux sagas familiales faisaient la course en tête : Kolkhoze d’Emmanuel Carrère (éd. P.O.L), La Maison vide de Laurent Mauvignier (Les Éditions de Minuit). Longtemps, le premier a tenu la corde. Mais le second, tel un vaillant Ben-Hur couvert de plaies et converti au dolorisme chrétien, a remonté la pente. Il vient de remporter le Goncourt haut la main. Depuis longtemps soutenu par le sérail universitaire et culturel, il a 58 ans.

La Maison vide imagine l’histoire d’une famille, celle de l’auteur, confrontée sur trois générations aux haches de l’Histoire. Dans cette famille, c’est peu dire qu’on souffre, on sur-souffre. Originaires de Touraine, tous sont écrasés d’une façon ou d’une autre par leur condition sociale, culturelle, et deux guerres (14-18, 39-45). Cette chaîne de désastres sans éclaircies, qui s’achève en 1983 par le suicide du père de l’auteur, passe avant tout par les femmes. L’arrière-grand-mère de l’auteur, mariée contre son gré, doit renoncer à ses rêves de pianiste. L’homme qu’elle aimait, revenu des tranchées avec la gueule cassée, préfère l’éviter. Il la rencontrera tout de même, par hasard, au cours d’une scène à la Faulkner, habilement démultipliée par les points de vue et les perspectives temporelles. Plus tard, sous l’Occupation, la fille en colère de celle-ci couche avec un Allemand. On la tond à la Libération. Elle meurt jeune, alcoolique. Sa présence est effacée sur les rares photos de famille. En résumé, chez les Mauvignier, les morts, les pauvres morts ont de grande douleur, et n’ont que ça. Rien de ce que chacun subit n’est, en soi, invraisemblable ; mais l’accumulation est telle que tout prend l’allure d’un cliché. La maison vide est la petite boutique des malheurs et du déjà-vu. Entrons.

Au milieu, un gros piano abandonné prend l’épaisse poussière des souffrances et des phrases. Sur le parquet de la chambre de l’arrière-grand-mère, il y a le fantôme d’une tache de sang : celui qui jaillit lorsque, comprenant qu’elle aurait une vie cassée, la jeune fille tenta de se tuer avec des ciseaux. Le passage illustre l’art pathétique de Mauvignier : « Sur le sol de la chambre de Marie-Ernestine, aujourd’hui – soit quelque chose comme, à l’heure où j’écris ces lignes, disons cent-dix-huit ans plus tard… » Le « disons », un peu précieux, est important : signe volontaire de familiarité, mais aussi d’imprécision. Le livre, en effet, n’est pas l’histoire réelle de la famille Mauvignier, laquelle a fondu, comme celle de tant de familles modestes, dans l’absence d’archives et le silence des êtres. Elle est peuplée de souvenirs qui sont des fictions. Le mémorialiste, fort dépourvu, est soumis au romancier qui remonte des choses vers les vies. Il le fait en brodant des dentelles de plomb.

Voici le procédé : «… il ne reste presque rien des taches de sang qui s’étalent sur ce parquet ce jour-là. Mais ce qui reste n’est malgré tout pas tout à fait négligeable, car on peut encore apercevoir, solidement incrustés dans la fibre des lattes de bois, des résidus d’écoulement qu’on peut imaginer de sang ou de cambouis, des traces d’un liquide noir et répandu il y a trop longtemps pour être identifiable, mais suffisamment insistantes pour qu’on devine, sous la patine du temps qui semble huiler la couleur caramel du bois, quelques ombres, des formes grises ou brunes, quelques taches comme des gouttes éclatées qu’on pourrait lire comme les contours dentelés d’une géographie inconnue en plein milieu de la pièce où légèrement plus proches de la fenêtre, là où l’on peut imaginer la présence d’une coiffeuse et d’une chaise, peut-être d’un tabouret. » La Maison vide, c’est les Experts au pays de Zola – du simili-Zola.

Les meubles, de style, sont passés à l’encaustique des sanglots : l’écrivain, aurait dit Madame de Staël, a « la funeste imagination des âmes sensibles ». Aucun humour : ceux qui souffrent ne semblent pas y avoir droit. Naturalisme sulpicien, France malheureuse profonde, catalogue ouvert, virtuose et surchargé de misères ataviques et de figures de style : tout pour plaire aux professeurs et, sans doute, à un pays en pleine crise nationale-masochiste. Le titre rappelle une chanson de Polnareff et un vieux proverbe bouddhiste : « Tout homme entre dans la vie comme un voleur qui s’introduit dans une maison pour s’apercevoir, en fin de compte, qu’elle est vide. »

 

                   Philippe Lançon, Charlie Hebdo, 12 novembre 2025

 

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     Note de journal

 

19 septembre – J’ai terminé La Maison vide de Laurent Mauvignier. Grand roman sans doute, même si l’auteur me semble par moments malgré tout patauger non sans une certaine complaisance dans des eaux boueuses. Que tout cela est glauque… Les amours saphiques et les « orgies » de sexe, l’évocation des « partouzes » parisiennes sous l’Occupation, auxquelles j’ai eu du mal à croire, parce qu’elles paraissent plus sortir d’un film putassier de Paul Verhoeven que d’un roman de Céline… Je n’irai pas jusqu’à parler de délectation morbide pour le mal, mais l’auteur m’a paru par moments un peu trop prendre de plaisir à la déchéance de ses personnages : c’est un brin gênant, comme ce mélange indécidable d’autobiographie et de fiction… Dans cette mêlée d’humanité vile, le seul personnage exempt de vices est ainsi le seul qui soit purement fictif, une invention de l’auteur : le professeur de piano. Mauvignier, un peu trop bavard, le révèle en entretien : ce personnage mémorable sur lequel on ne manque pas de l’interroger, figure balzacienne ou plutôt proustienne, cet artiste raté qui se donne des airs de dandy, il l’a inventé de toutes pièces, il en est très satisfait, etc. Vanité d’auteur, qui revient à se tirer une balle dans le pied… Par ailleurs et plus curieusement, sur ce qui semble le cœur brûlant de son projet romanesque – le suicide de son propre père en 1983 – Mauvignier ne dit rien ou presque… J’aurais aimé un semblant d’analyse, car sans cette analyse, n’importe quel lecteur banal, dont je suis, aura tendance à se dire comme le pauvre Charles Bovary : « C’est la faute à la fatalité ! » À cet égard, la fin du livre me semble précipitée et véritablement décevante… La fausse épiphanie : la réouverture par le père de la maison vide…

                                 

                                                              Frédéric Perrot

   

    Laurent Mauvignier, La Maison vide (prix Goncourt 2025)

    Éditions de Minuit

   

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