pour Mathieu Jung,
Nous
marchions sans parler, comme si l’heure tardive nous incitait au silence. Le
ciel semblait avoir été badigeonné de noir par une main négligente et nous
n’aurions pu nous indiquer du doigt les étoiles et les constellations. Nous n’y
songions pas : nous étions l’un et l’autre absorbés dans nos pensées, et
je cherchais pour ma part une manière de renouer le fil d’une conversation qui
une demi-heure encore auparavant, à cette terrasse de café à proximité de la
gare, avait été chaleureuse et animée. En très peu de temps, nous avions
sympathisé, il était drôle et vif, et à un moment, comme nos verres étaient
vides, il m’avait proposé de faire un tour dans cette petite ville, où nous
retenait un retard de train. Mais à présent, où nos pas nous
menaient-ils ? Et pourquoi mon nouvel ami ne disait-il plus un
mot ? Le plus agaçant, c’était son allure et le fait qu’insensiblement il
s’était mis à marcher plus vite, de sorte que j’avais la désagréable sensation
de le suivre, comme entraîné dans son sillage. Cela avait même un côté tout à
fait ridicule. Il était le véhicule et j’étais la remorque, une remorque qu’il
ne semblait pas inquiet de perdre, puisqu’au détour d’une rue, il avait encore
accéléré le pas pendant une bonne trentaine de mètres, avant de s’engouffrer
sous un porche. J’avais l’impression qu’il avait eu un rapide regard dans ma
direction par-dessus son épaule comme pour se confirmer ma présence, mais je
n’aurais pu en jurer et j’arrivais presque essoufflé à la hauteur du porche. Je
n’avais pas couru pourtant… Où était-il ? S’il se cachait quelque part
dans cette masse d’obscurité compacte afin de soudain m’effrayer comme aiment à
le faire les enfants, si c’était un jeu, c’était un jeu sinistre, auquel je
n’avais vraiment pas envie de jouer et pour me rassurer, je me mis à parler à
voix haute. Je ne sais trop ce que je disais, tout en avançant à pas prudents,
je cherchais à dédramatiser la situation je crois, en lui laissant entendre que
j’avais bien compris son petit manège. Je n’en menais pas large malgré tout et
je l’appelais à plusieurs reprises, d’une voix qui me parut péniblement
haletante. J’avais par ailleurs le sentiment d’avoir oublié quelque chose,
un point essentiel, autour duquel ma pensée tournait sans pouvoir s’en approcher.
Pourquoi étais-je ici ? Non pas précisément ici, mais dans cette
ville ? Où l’avais-je rencontré, et pour quelle raison ? Mon
train ! J’allais rater mon train ! Ce fut à ce moment précis, je
crois, que surgissant de nulle part, il se jeta sur moi avec un cri de bête
fauve et me précipita de tout son poids sur le sol. À moitié assommé, je
cherchais à le repousser, à me débattre, mais de ses deux poings
alternativement, il me roua le visage de coups, avant de s’assoir
tranquillement sur moi comme un roi sur son trône. Il m’avait déjà arraché ma
chemise, avec une facilité déconcertante. Il hurlait, éructait, me mordait au
sang, bavait, enfonçait sa langue énorme dans ma bouche, me léchait, tirait soudain
sur mes cheveux courts comme s’il avait voulu les arracher de mon crâne par
touffes entières, et presque évanoui, j’eus l’idée étrange et furtive que ce n’était
plus des mains qui torturaient et déchiraient mon corps, mais des griffes,
comme aucun être humain n’en a en fait. Cette sordide étreinte ne finirait-elle
jamais et pourquoi cela m’arrivait-il à moi ? Etranges questions… Je
dus perdre tout à fait connaissance. Quand je rouvris les yeux, je savais ce
que j’avais perdu, je savais ce qu’il m’avait volé, ce qu’il avait saccagé pour
toujours. – Pantelant, j’étais étendu nu sur le pavé humide, sous un porche,
dans une petite ville dont je ne connaissais même pas le nom.
29
août 2025 – Frédéric Perrot
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