mercredi 26 février 2025

La porte étroite

 

    On n’a pas idée d’infliger aux êtres de telles épreuves. L’ordre écrit sur un morceau de papier que l’on m’avait mis dans la main sans ménagement à mon arrivée était aussi net que précis : je devais passer par la porte étroite, ainsi qu’on la nommait ici par tradition… La file d’attente impatiente qui s’étendait à perte de vue répétait dans mon dos cette sinistre injonction : la porte, la porte, passe par la porte étroite, tu le dois. Mais ce n’était même pas une porte ! C’était plus exactement une meurtrière, dont la largeur était encore réduite par un barreau central. Même en se désarticulant de façon insensée jusqu’à se faire aussi mince que du papier à cigarette, il était simplement impossible de se faufiler par un si étroit passage. Quant à s’en prendre au barreau, il ne fallait pas y songer.  Même je ne sais quel hercule aux muscles tendus n’aurait pu le tordre ou le faire bouger d’un millimètre. Cela n’aurait rien changé, en vérité… Car si j’ajoute que cette prétendue porte ne semblait en aucun cas séparer deux espaces différents et que haute d’un mètre environ elle était profondément enfoncée dans le sol boueux, on mesurera sans doute toute l’absurdité de ma situation… Debout, je la surplombais sans difficulté, et je pouvais contempler les immensités vides qui s’étendaient au-delà, et il aurait paru infiniment plus naturel de l’enjamber, comme on enjambe une barrière ou une haie. Mais sans que je ne comprenne comment, un mouvement aussi naturel était non moins impossible et plié en deux comme un vieux savant sénile qui observe des insectes s’agiter en tous sens parmi les herbes, j’observais cette satanée porte, par laquelle j’étais contre toute évidence, sommé de passer… Malgré le froid ténébreux qui régnait en ce non-lieu désertique, j’étais en sueur, j’avais mal à la tête et je me faisais l’impression d’être un novice confronté à un problème d’échecs par trop ardu pour lui… Cependant l’interminable file d’attente derrière moi me pressait d’une manière de plus en plus insistante. On criait, on sifflait, on huait, les noms d’oiseaux commençaient de voler dans le ciel vide : je ne devais pas me poser tant de questions et faire ainsi ma mijaurée, je devais au plus vite m’arracher à mon impuissance et passer par la porte étroite, alors qu’il était bien évident que cela était juste impossible… Il y avait dans une telle épreuve, quelque chose que je ne comprenais pas… Et combien de temps se passerait-il encore avant que cette foule exaspérée ne devienne plus menaçante et qu’aux violences verbales ne succèdent les violences physiques ? Il me semblait clair que mes minutes étaient comptées et que les coups les plus cruels ne tarderaient plus à pleuvoir…

 

                                                             

                                                                        Frédéric Perrot

 

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