vendredi 2 février 2024

Hannah Arendt, Le système totalitaire (un extrait)

 

Pacte de non-agression germano-soviétique, 1939
Staline et Ribbentropp

   

         Les idéologies ne s’intéressent jamais au miracle de l’être.

                                Hannah Arendt, Le Système totalitaire

 

Il est dans la nature même des régimes totalitaires de revendiquer un pouvoir illimité. Un tel pouvoir ne peut être assuré que si tous les hommes littéralement, sans exception aucune, sont dominés de façon sûre dans chaque aspect de leur vie. Dans le domaine des affaires étrangères, les nouveaux territoires neutres ne doivent jamais cesser d’être soumis, tandis qu’à l’intérieur, des groupements humains toujours nouveaux doivent être domptés par l’expansion des camps de concentration ou, quand les circonstances l’exigent, être liquidés pour faire place à d’autres. Le problème de l’opposition est sans importance, tant dans les affaires étrangères qu’intérieures. Toute neutralité, toute amitié même, dès lors qu’elle est spontanément offerte, est, du point de vue de la domination totalitaire, aussi dangereuse que l’hostilité déclarée : car la spontanéité en tant que telle, avec son caractère difficile à apprécier, est précisément le plus grand obstacle à l’exercice d’une domination totale sur l’homme. Aux communistes des pays non communistes qui se réfugièrent ou furent appelés à Moscou, une amère expérience apprit qu’ils constituaient une menace pour l’Union soviétique. Les communistes convaincus sont en ce sens, qui est le seul à avoir quelque réalité aujourd’hui, aussi ridicules et menaçants aux yeux du régime russe que les nazis convaincus de la faction Röhm l’étaient par exemple aux yeux des nazis.  

Ce qui rend si ridicules et si dangereuses toute conviction et toute opinion dans la situation totalitaire, c’est que les régimes totalitaires tirent leur plus grande fierté du fait qu’ils n’en ont pas besoin, non plus que d’aucune forme de soutien humain. Les hommes, dans la mesure où ils sont plus que la réaction animale et que l’accomplissement de fonctions, sont entièrement superflus pour les régimes totalitaires. Le totalitarisme ne tend pas vers un règne despotique sur les hommes, mais vers un système dans lequel les hommes sont superflus. Le pouvoir total ne peut être achevé et préservé que dans un monde de réflexes conditionnés, de marionnettes ne présentant pas la moindre trace de spontanéité. Justement parce qu’il possède en lui tant de ressources, l’homme ne peut être pleinement dominé qu’à condition de devenir un spécimen de l’espèce animale homme.

C’est pourquoi le caractère est un obstacle et même les règles légales les plus iniques sont un obstacle ; mais l’individualité, comme tout ce qui, bien sûr, distingue un homme d’un autre, est intolérable. Aussi longtemps qu’on n’a pas rendu tous les hommes superflus – et c’est là ce qui ne s’est fait que dans les camps de concentration – l’idéal de la domination totalitaire n’a pas été pleinement réalisé. Les Etats totalitaires s’efforcent sans cesse, même s’ils n’y réussissent pas toujours complètement, de démontrer que l’homme est superflu, en pratiquant la sélection arbitraire des divers groupes à envoyer dans les camps, en procédant constamment à des purges dans l’appareil dirigeant et à des liquidations de masse. Le sens commun proteste désespérément que les masses sont soumises et que tout ce gigantesque appareil de terreur est donc superflu ; s’ils étaient capables de dire la vérité, les dirigeants totalitaires répliqueraient : l’appareil ne vous semble superflu que parce qu’il sert à rendre les hommes superflus.  

 


Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme, Le Système totalitaire

Traduit de l’américain par Jean-Loup Bourget, Robert Davreu et Patrick Lévy. Révisé par Hélène Frappat.

 

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