vendredi 13 décembre 2019

Le Détroit de Behring (avec un dessin d'Eric Doussin)

Eric Doussin


« L’histoire, dans les régimes totalitaires notamment, a parfois adopté le mode uchronique et montré davantage d’audace que n’en requièrent les timides tentatives de « désinformation » dénoncées de nos jours par des polémistes libéraux. On sait, par exemple, quels minutieux découpages ont permis, dès 1924, de faire disparaître Trotski des photos où il figurait aux côtés de Lénine et, en règle générale, de toute l’épopée révolutionnaire. On sait moins, peut-être, que lorsque Béria fut arrêté en 1953, la grande Encyclopédie soviétique dont les membres du parti recevaient chaque mois de nouveaux fascicules comportait encore une notice longue et louangeuse concernant cet ardent ami du prolétariat ; dans le mois qui suivit sa disgrâce, les abonnés reçurent avec la nouvelle livraison une circulaire les priant de découper à l’aide d’une lame de rasoir la notice sur Béria et de la remplacer par une autre notice, incluse dans l’enveloppe, qui concernait le détroit de Behring

Ces lignes sont extraites de l’essai d’Emmanuel Carrère, Le Détroit de Behring, qui se présente comme une Introduction à l’uchronie. Sur le même thème – les personnages devenus indésirables, que le régime fait disparaître – on peut se souvenir du terrible début du roman de Milan Kundera, Le livre du rire et de l’oubli :

« En février 1948, le dirigeant communiste Klement Gottwald se mit au balcon d’un palais baroque de Prague pour haranguer les centaines de milliers de citoyens massés sur la place de la Vieille Ville. Ce fut un grand tournant dans l’histoire de la Bohême. Un moment fatidique comme il y en a un ou deux par millénaire.
Gottwald était flanqué de ses camarades, et à côté de lui, tout près, se tenait Clementis. Il neigeait, il faisait froid et Gottwald était nu-tête. Clementis, plein de sollicitude, a enlevé sa toque de fourrure et l’a posée sur la tête de Gottwald.
La section de propagande a reproduit à des centaines de milliers d’exemplaires la photographie du balcon d’où Gottwald, coiffé d’une toque de fourrure et entouré de ses camarades, parle au peuple. C’est sur ce balcon qu’a commencé l’histoire de la Bohême communiste. Tous les enfants connaissaient cette photographie pour l’avoir vue sur les affiches, dans les manuels ou dans les musées.
Quatre ans plus tard, Clementis fut accusé de trahison et pendu. La section de propagande le fit immédiatement disparaître de l’Histoire et, bien entendu, de toutes les photographies. Depuis, Gottwald est seul sur le balcon. Là où il y avait Clementis, il n’y a plus que le mur vide du palais. De Clementis, il n’est resté que la toque de fourrure sur la tête de Gottwald. »

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