vendredi 20 décembre 2019

22 décembre 1849 (lettre de Dostoïevski à son frère)

Dostoïevski




22 décembre 1849. Pétersbourg.

Forteresse Pierre-et-Paul.
Le 22 décembre.

« Frère, mon bien cher ami ! le sort en est jeté ! Je suis condamné à quatre ans de travaux forcés en forteresse (à Orenbourg, semble-t-il), et ensuite, à être simple soldat. Aujourd’hui, 22 décembre, on nous a transportés sur la place Semenovski. Là, on nous a lu à tous notre condamnation à mort, on nous a fait baiser la croix, on a brisé nos épées au-dessus de nos têtes et on a procédé à notre toilette mortuaire (longues chemises blanches). Puis, trois d’entre nous ont été attachés au poteau, pour l’exécution de la peine. J’étais le sixième, on nous appelait par trois, par conséquent, j’étais de la deuxième fournée, il ne me restait pas plus d’une minute à vivre. J’ai pensé à toi, frère, à tous les tiens ; à l’instant ultime, toi, toi, étais dans mes pensées, c’est là seulement que j’ai su combien je t’aimais, mon frère chéri ! J’eus le temps, aussi, d’embrasser Plechtcheïev et Dourov, qui étaient à côté de moi et de leur dire adieu. Enfin, roulements de tambour, on ramène vers nous ceux qui étaient au poteau, et on nous lit que Sa Majesté Impériale nous accorde la vie. Puis viennent les véritables condamnations. Seul, Palm est pardonné. On le réintègre dans l’armée avec le même grade.
On vient de me dire, frère aimé, que nous allions partir aujourd’hui ou demain. J’ai demandé à te voir. Mais on m’a dit que c’était impossible ; je ne peux que t’écrire cette lettre, à laquelle hâte-toi également de répondre au plus vite. Je crains que tu n’aies appris, de quelque façon, notre condamnation (à mort). Par les fenêtres de la voiture qui nous transportait place Semenovs(ski), j’ai vu un monde fou ; peut-être la nouvelle est-elle parvenue jusqu’à toi, et tu souffrais pour moi. A présent, tu seras soulagé pour moi. Frère ! Je n’ai pas perdu espoir ni courage. La vie est partout la vie, la vie est en nous, et non dans le monde extérieur. A mes côtés, il y aura des hommes, et être homme parmi les hommes et le rester à jamais, dans tous les malheurs possibles ne pas perdre espoir et courage, voilà où est la vie, où est son but. J’en ai pris conscience. Cette idée m’est entrée dans la chair et le sangOui, c’est la vérité ! Cette tête qui créait et vivait de la vie suprême de l’art, qui avait connu les besoins élevés de l’esprit et s’y était accoutumée, cette tête-là est déjà séparée de mes épaules. Ne restent que la mémoire et les images créées et que je n’ai pas encore incarnées. Elles me rongeront, c’est vrai ! Mais en moi demeurent un cœur, et cette même chair, ce même sang qui peut également aimer et souffrir, désirer et se souvenir, et cela, c’est tout de même la vie ! On voit le soleil !
Eh bien, adieu, frère ! Ne pleure pas sur moi ! Voyons les dispositions matérielles : mes livres (on m’a laissé la Bible) et les quelques feuillets de mon manuscrit (le brouillon du plan d’un drame et d’un roman et une nouvelle achevée : un « conte d’enfant » ), m’ont été retirés et, selon toute vraisemblance te reviendront. Je laisse aussi mon manteau et mes anciens vêtements, si tu les fais prendre. A présent, frère, une longue route m’attend peut-être, sous escorte. J’ai besoin d’argent. Frère chéri, si tu reçois cette lettre et si tu as la possibilité de trouver un tant soit peu d’argent, envoie-le-moi aussitôt. L’argent m’est présentement plus vital que l’air (compte tenu de ces circonstances particulières). Envoie-moi aussi quelques lignes de toi. Ensuite, si tu reçois l’argent de Moscou, occupe-toi un peu de moi, ne m’abandonne pas... Voilà, c’est tout ! Il y a les dettes, mais qu’y faire ?! »



On voit le soleil : en français. Souvenir du Dernier jour d’un condamné de Victor Hugo.


Source image : franceculture.fr

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