Les
hommes et les choses sont susceptibles de s’amollir. Il serait plus juste de
dire qu’il faut les y contraindre. De prime abord, cela semble difficile, mais
à force de volonté, en ne mésestimant pas ses capacités, cela ne manque pas d’arriver ;
et ce qui n’était encore un instant auparavant qu’un encombrant camion-citerne
arrêté sous votre fenêtre et vous empêchant de raser les murs à votre guise,
s’écoule dès lors jusqu’au caniveau pour y disparaître. Rien à vrai dire ne
résiste à l’amollissement, et il suffit par exemple de se convaincre qu’une
cathédrale n’est qu’un assemblage de sable et de pierre prétentieusement élevé
vers le ciel, pour que cette gêneuse commence à trembler et frémir comme une
crème anglaise dans un plat malencontreusement posé par des domestiques
imprudents sur le pli d’une nappe ou le coin d’une table.
Ce
qui est possible avec les choses l’est non moins avec les hommes, même si ces
derniers, pour on ne sait quelle raison de dignité, y sont plus rétifs. Les hommes
font toujours des histoires. Le même destin liquide les attend pourtant. De
façon générale, lorsqu’on ne s’est pas encore avisé de les amollir, il est plus
difficile de se séparer d’une accaparante canaille que d’un canapé. Car il est
notoirement connu qu’un canapé on peut toujours le passer par la fenêtre, alors
qu’une accaparante canaille, si on entend lui faire suivre le même trajet, ne
manquera pas de rouspéter et de faire valoir ses droits. Rien ne vaut dans ces
conditions l’amollissement. Ainsi, sans misanthropie aucune, amollir un
architecte ou un huissier-expulseur est un plaisir rare dont on ne se lasse
pas ; et tordre au-dessus de l’évier la serpillière avec laquelle on vient
d’essuyer leur désolante petite trace baveuse est un délice qui ne peut être
comparé qu’à celui que l’on éprouve à voir un enfant pleurer ou un animal
blessé…
Evidemment,
il serait tentant d’abuser de ces belles et bonnes choses. Après tout, les
« empêcheurs de vivre » sont légions. Mais il faut savoir
raison garder et ne recourir à l’amollissement que lorsqu’on s’est par trop
heurté aux dures arêtes du monde et qu’une riposte même formelle à tant de
souffrances devient une nécessaire compensation.
Le
texte a été écrit au début des années 2000. Frédéric Perrot.
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