Vers
1765, après l’affaire Calas, Voltaire et les gens éclairés de son époque
répétaient avec une inébranlable certitude que la torture et toutes les
monstruosités infligées aux ennemis du royaume (aussi bien qu’à ses sujets)
étaient en train de disparaître à jamais du monde civilisé. Comme la peste et
les bûchers des sorcières, ces héritages lugubres des siècles fermés à la
raison ne résisteraient pas aux nouvelles lumières européennes. La laïcisation
était la clé du problème. La torture, la destruction de communautés entières,
soutenaient les philosophes, provenaient en droite ligne du dogmatisme
religieux. En vouant à l’enfer certains individus ou certaines sociétés, en ravalant
leurs convictions au rang d’hérésies pernicieuses, l’Eglise et l’Etat avaient
délibérément lâché la bride au fanatisme et à la sauvagerie, et ceci contre des
êtres le plus souvent sans défense. Au fur et à mesure que déclinaient les
croyances religieuses, affirmait Voltaire, les haines se dissiperaient, tout
comme le désir de détruire l’autre parce qu’il incarne le mal ou le mensonge. L’indifférence
allait engendrer la tolérance.
Aujourd’hui,
deux cents ans plus tard exactement, nous retrouvons une culture dans laquelle l’usage
méthodique de la torture à des fins politiques a droit de cité. Nous sortons à
peine d’une période de l’histoire où des millions d’hommes, de femmes et d’enfants
furent réduits en cendres. A cette heure, en différents points de la terre, on torture,
brûle, déporte une fois de plus. Il n’est point de technique de l’abject qui ne
soit pratiquée quelque part, à cet instant précis, sur des hommes ou des
groupes d’hommes. Quand on lui demandait pourquoi il s’employait à mobiliser l’Europe
entière en faveur d’un seul homme livré aux mains des juges, Voltaire répondait
en mars 1762 : « C’est que je suis homme. » A ce régime-là, il
pourrait, de nos jours, s’époumoner sans fin.
Il
est scandaleux qu’il en soit ainsi. Le retour généralisé à la torture et aux exécutions en masse, le recours universel à la faim et à l’emprisonnement comme moyens d'action politique, marquent non seulement une crise de la culture mais, je ne suis pas
loin de le penser, le renoncement à la raison. Peut-être est-ce fatuité ou inconvenance
d’agiter le problème d’une définition de la culture au siècle des chambres à
gaz, des camps de Sibérie ou du napalm. Un tel sujet n’appartient sans doute qu’à
l’ère révolue de l’espoir. Mais nous ne devons pas prendre une telle éventualité
pour un fait acquis, une évidence. Il nous faut distinguer clairement l’horreur
de sa nouveauté, ou de son retour. Efforçons-nous de cultiver en nous-mêmes une
colère assez puissante pour infléchir les traits les plus significatifs de
notre personnalité historique et sociale. Nous devons, comme aurait dit Emily
Dickinson, attiser dans l’âme un insupportable étonnement. Je n’insisterai
jamais assez sur ce point. Aux yeux de Voltaire et Diderot, la jungle de nos
conflits sociaux et politiques aurait semblé une régression démente à la barbarie.
La plupart des hommes et des femmes évolués du dix-neuvième siècle auraient
rangé parmi les plaisanteries sinistres la prédiction selon laquelle la torture
et le massacre n’allaient pas tarder à proliférer une fois encore dans l’Europe
« civilisée ». Il n’est rien de naturel dans notre condition
présente. Il n’y a rien de particulièrement convaincant ou digne dans le fait
que nous admettons que « tout est possible ». En fait, semblable état
d’esprit abaisse et déforme le seuil d’indignation. (Kierkegaard est le seul à
avoir deviné, à mesure qu’elles se précisaient, une telle éventualité et la
corruption qui s’ensuit.) Amorphe, envahissante, notre familiarité avec l’horreur
représente pour l’humanité une défaite absolue.
George Steiner, Dans le
château de Barbe-Bleue, Notes pour une redéfinition de la culture.
Traduction de l’anglais : Lucienne Lotringer
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