lundi 1 avril 2019

Milan Kundera est né le premier avril 1929 à Brno...


À cette occasion, je republie le texte que j’ai consacré à L’insoutenable légèreté de l’être. Frédéric Perrot.

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La beauté est un monde trahi

« Le roman n’est pas une confession de l’auteur, mais une exploration de ce qu’est l’existence humaine dans le piège qu’est devenu le monde.» (Milan Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être)


En 1984, paraît le second roman de Milan Kundera depuis qu’il a fui son pays et s’est installé en France, en 1975, L’insoutenable légèreté de l’être. Rétrospectivement, ce roman m’apparaît comme l’un des sommets de son œuvre. Je tenterai de m’en expliquer dans les lignes à venir.
Avec son roman précédent, le plus étrange et le plus déroutant (Le livre du rire et de l’oubli), Kundera a engagé ce que je nommerai une tranquille « révolution formelle ». Il s’agit de se débarrasser définitivement de certaines conventions romanesques ; et de fait, on peine à envisager ce livre comme un roman… Les sept parties qui le composent ne semblent avoir aucun lien entre elles. Ce sont les thèmes et uniquement les thèmes qui leur donnent une unité.

Ce principe se retrouve à l’origine de L’insoutenable légèreté de l’être, dont les premières pages sont une réflexion de l’auteur sur ce « mythe loufoque » avec lequel Nietzsche « a mis bien des philosophes dans l’embarras » : celui de l’éternel retour. De ces réflexions semble surgir un premier personnage, Tomas : « Il y a bien des années que je pense à Tomas. Mais c’est à la lumière de ces réflexions que je l’ai vu clairement pour la première fois. ».
On remarquera d’abord que Kundera ne songe nullement à se cacher, qu’il n’est en rien un narrateur impersonnel et qu’il prive ensuite le lecteur de cette illusion fondamentale qui explique notre amour des romans, à savoir que les personnages qui s’agitent sous nos yeux ont l’air réels et parfois même plus réels que certains vivants… Au contraire, Kundera rappelle à plusieurs reprises leur caractère fictif et que ces « egos expérimentaux » lui permettent de développer sa réflexion sur les thèmes qui sont au cœur de son roman : la légèreté, la pesanteur, le hasard, la trahison, le kitsch…
De même, Kundera prive le lecteur de son goût de la « story ». L’intrigue principale semble en effet assez mince : c’est une histoire d’amour presque banale entre deux personnages, Tomas et Tereza qu’une suite de « hasards » a fait se rencontrer dans une petite ville de province.
Mais cette histoire d’amour n’est pas tant racontée que pensée, méditée, interrogée, cela étant permis par l’alternance des points de vue ; et au fil des pages, avec l’apparition d’autres personnages plus ou moins liés aux premiers –Sabina, Franz – et celle de l’Histoire – l’entrée des chars russes dans Prague –, cette « banale histoire » prend une toute autre ampleur, pour devenir une fiction planétaire, où sont évoqués au gré des voyages des personnages ou de leur fuite, la Suisse, la Hollande, New York, le Cambodge.
Le lecteur n’en a pas forcément conscience ; mais par une suite d’élargissements progressifs, tout, le terrible et le dérisoire, étant raconté sur le même ton – ce ton si particulier de Kundera, qui dans une même phrase peut passer de la compassion à l’ironie la plus féroce – la « banale histoire » devient symbolique de tout un monde en pleine perdition…
Cet élargissement progressif naît de la composition même du roman, en sept parties relativement indépendantes où s’enchaînent de courts chapitres numérotés, qui donnent leur rythme à l’ensemble.

J’aborderai à présent ce qui me touche le plus dans le roman : l’importance des rêves et ce que je nommerai la nostalgie de la beauté. Tereza est très jalouse, d’autant plus jalouse que Tomas est très infidèle, et elle est aussi une rêveuse, dont les rêves trahissent ses obsessions : les autres femmes, la mort… Souvent, en se réveillant d’épouvantables cauchemars, elle les raconte à Tomas, qui se sent évidemment coupable et tente de la consoler… Cela est encore banal : combien de femmes nous ont raconté leurs rêves pour nous accabler !
Mais un saut qualitatif est accompli dans la quatrième partie, où il devient impossible pour Tereza comme pour le lecteur, de distinguer ce qui est rêve et ce qui est réalité. Tout cela est angoissant et très beau et l’on se croirait dans un film de Fellini, en particulier Juliette des esprits, où le personnage féminin ayant entendu son mari prononcer un nom de femme dans son sommeil, sombre peu à peu dans un monde onirique, la folie guettant… Dans le roman qui nous occupe, tout l’art du romancier consiste à raconter avec la même précision froide ce qui pourrait être encore plausible et ce qui ne l’est absolument pas et de laisser le lecteur dans l’indécision. À la toute fin du roman, Tereza renonce elle-même à déterminer ce qu’elle a vécu, fantasmé ou rêvé…
Dans son essai L’art du roman, Kundera définit quatre grands « appels », auxquels le roman doit selon lui répondre : l’appel du jeu, l’appel du rêve, l’appel de la pensée, l’appel du temps. Dans L’insoutenable légèreté de l’être, roman beaucoup moins drôle que certains de ses romans précédents, Kundera me semble avant tout répondre aux appels du rêve et de la pensée, la dimension onirique et la dimension réflexive étant presque équivalentes.
Et c’est une très belle scène que celle où Tereza voit disparaître emportés par la Vltava les bancs de couleur des jardins publics de Prague :
« Elle se retourna pour demander aux gens ce que ça voulait dire. Pourquoi les bancs des jardins publics de Prague s’en allaient-ils au fil de l’eau ? Mais les gens passaient avec une mine indifférente, ça leur était bien égal qu’un fleuve coule, de siècle en siècle, au milieu de leur ville éphémère. Elle se remit à contempler l’eau. Elle se sentait infiniment triste. Elle comprenait que ce qu’elle voyait, c’était un adieu. L’adieu à la vie qui s’en allait avec ses couleurs.»

Ce n’est pas exagéré de dire que Milan Kundera n’aime guère, voire méprise le monde moderne. Cela enchante certains de ses lecteurs fervents et consterne nombre de ses détracteurs, dont beaucoup, à une époque, ne lui ont pas pardonné de renvoyer « dos à dos » si je puis dire, l’ancien monde communiste et le monde dit occidental…  Ce monde moderne que méprise Kundera, c’est celui du bruit, de « l’oubli de l’être », du « rire imbécile de la publicité », où la nature disparaît, où la laideur s’accroît… Mais mieux que dans ses essais, cette nostalgie de la beauté se trouve exprimée dans ses romans à travers la conscience des personnages qui souvent sont des témoins inconsolables d’un monde dévasté
Tereza ne supporte plus « la laideur » de Prague, où des enfants pour s’amuser enterrent vivants des oiseaux, où « la nuit russe » semble être tombée sur les âmes et où les jeunes filles joyeuses qui dans « les premiers jours de l’invasion » provoquaient les soldats soviétiques avec leurs jupes très courtes, ont disparu et ne sont plus que ces femmes hostiles et silencieuses qui la bousculent dans la rue. Elle n’aime plus que son chien, Karénine et rêve de « la campagne », d’un lieu à l’écart, où ils pourraient s’installer elle et son mari, ce pauvre Tomas, qui « fait vieux » et accepte, le régime l’ayant brisé (il n’exercera plus jamais son métier, celui de médecin).
Ce sont les dernières pages du roman, une pastorale, où l’on voit Tereza conduire des vaches et pleurer sur la mort de son chien ; et Kundera écrire quelques-unes de ses méditations les plus profondes, sur le rapport de l’homme aux animaux, l’effondrement de Nietzsche à Turin… Le plus étonnant demeurant que les deux personnages, tombés en-dessous de leurs vies, sont « heureux ».

Ce dont a pris conscience Sabina, en apprenant leur mort par une lettre du fils de Tomas. C’est encore une des ruses narratives de Kundera : le roman n’a rien de chronologique et quand le lecteur lit ces belles pages que baigne un bonheur triste, il sait depuis longtemps que les deux personnages sont morts dans un absurde accident de la circulation.
Sabina est artiste, elle est peintre et elle aussi a la nostalgie de la beauté.  Elle a fui la Tchécoslovaquie et refuse que ses œuvres soient conçues comme celles d’une persécutée et réduites à un quelconque message politique. Elle est une femme libre et son ennemi est « le kitsch », qui est universel (comme tend à le démontrer la très grinçante et désespérante sixième partie du roman). Elle est aussi une femme qui fuit, qui aime trahir, sa famille, son pays, ses amants…
« Mais qu’est-ce que trahir ? Trahir, c’est sortir du rang. Trahir c’est sortir du rang et partir dans l’inconnu.» Or, « Sabina ne connaît rien de plus beau que de partir dans l’inconnu. ».
Et, par un paradoxe qui n’est qu’apparent, c’est justement cette femme qui, en entrant dans une église après avoir fui un moment l’absurde « Chantier de la jeunesse » où elle travaille, découvre que « la beauté est un monde trahi » :

« On célébrait justement une messe. La religion était alors persécutée par le régime communiste et la plupart des gens évitaient les églises. Sur les bancs il n’y avait que des vieillards, car eux n’avaient pas peur du régime. Ils n’avaient peur que de la mort.
Le prêtre prononçait une phrase d’une voix mélodieuse et les gens la reprenaient en chœur après lui. C’étaient des litanies. Les mêmes mots revenaient comme un pèlerin qui ne peut détacher les yeux d’un paysage, comme un homme qui ne peut prendre congé de la vie. Elle s’assit au fond sur un banc ; elle fermait parfois les yeux, rien que pour entendre cette musique des mots, puis elle les rouvrait : elle voyait au-dessus d’elle la voûte peinte en bleu et sur cette voûte de grands astres dorés. Elle cédait à l’enchantement.
Ce qu’elle avait rencontré inopinément dans cette église, ce n’était pas Dieu mais la beauté. En même temps, elle savait bien que cette église et ces litanies n’étaient pas belles en elles-mêmes, mais belles grâce à leur immatériel voisinage avec le Chantier de la jeunesse où elle passait ses jours dans le vacarme des chansons. La messe était belle de lui être apparue soudainement et clandestinement comme un monde trahi.
Depuis, elle sait que la beauté est un monde trahi. On ne peut la rencontrer que lorsque ses persécuteurs l’ont oubliée par erreur quelque part. »

 Derrière Sabina, j’aperçois l’ombre de l’auteur, cet athée paisible, esprit désabusé, mécontent, railleur, mais rarement cynique…
Milan Kundera, comme ses personnages, demeure inconsolable que la beauté peu à peu disparaisse du monde dans l’indifférence générale.


Milan Kundera en 1984 à Paris

Source image : France Culture

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