mardi 20 juin 2017

sur les Possédés (avec une note extraite de Maurice Blanchot)

Sur les Possédés

Je crois que Les Possédés est le roman le plus puissant de Dostoïevski. C’est un roman violent, sombre, emporté. Ce n’est en rien un roman confus. Le récit est très maîtrisé. 
Il y a moins de « grandes scènes » que dans L’Idiot, de ces scènes où Dostoïevski rassemble soudainement tous ses personnages ; il y en a une en fait – l’arrivée de Stavroguine, précédé par Piotr Stepanovitch dans le salon de la mère – et l’action se joue aussi en extérieur, dans une ambiance tour à tour « grisâtre » ou nocturne.
  Mais si l’on songe aux Possédés, ce qui revient presque immédiatement en mémoire, c’est son invraisemblable galerie de personnages. Quatre principalement : Stavroguine, Piotr Stepanovitch, son « singe », Kirilov et Chatov. Si l’on excepte le « singe », les trois autres sont des personnages excessifs, contradictoires, des figures intrigantes.
Kirilov est fou. Stavroguine ne l’est pas moins. Le premier veut se tuer pour obéir à une idée, le « suicide logique » ; le second est un débauché, un malheureux qui a mené « une vie ironique », a sans doute violé une petite fille et s’est marié avec une pauvre « malade mentale » au terme d’un pari d’ivrognes. Brutal cynisme, mépris de la fragilité des êtres… Ce mariage gardé secret est malgré tout quand il est révélé une forme de suicide social comparable à celui de Pierre dans le roman de Melville. En tous cas et avant même cette révélation, tous les personnages s’interrogent sur « la santé mentale » de Stavroguine, dont les agissements sont pour le moins bizarres, sauvages, saugrenus...

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        Kirilov, qui a tant fasciné Albert Camus, qui lui consacre un chapitre du Mythe de Sisyphe, est un insomniaque d’un genre particulier ; à proprement parler, il ne dort jamais, il passe ses nuits dans sa chambre à penser, marcher et boire du thé, au point que Chatov, qui craint qu’il ne devienne « épileptique », lui lance à un moment : « Ecoutez Kirilov, vous ne devez plus veiller toutes les nuits.».
C’est non  moins un monomaniaque, l’homme d’une idée : « Je ne sais comment cela se passe chez les autres, et je sens que je ne puis être comme tout le monde. Tout le monde pense à une chose, et puis pense immédiatement à une autre chose. Moi je ne peux pas penser à autre chose ; toute ma vie je pense à la même chose. Toute ma vie j’ai été tourmenté par Dieu… »
            Kirilov, qui est « ingénieur », un « constructeur de ponts » a encore une particularité étonnante : ayant vécu longtemps « à l’étranger », il s’exprime dans un russe que la plupart des autres personnages trouve « étrange », comme s’il avait un « défaut d’élocution ». Personne ne comprend d’ailleurs vraiment sa fameuse idée, qu’inlassablement il explique avec patience ou irritation. Ne dormant pas, il connaît de curieuses extases ; ses pensées prennent parfois un tour éthéré, évanescent ; il n’est pas un brutal cynique comme Stavroguine, il « aime les enfants ».

Les personnages sont excessifs ; même Chatov, la victime. L’intrigue principale du roman, c’est en effet la longue préparation d’une exécution sommaire au fond d’un bois : celle d’Ivan Chatov, qui veut se libérer du mouvement révolutionnaire, auquel il a un temps appartenu et auquel il ne croit plus. C’est en un mot le récit en apparence compliqué d’un « complot » dont les protagonistes mêmes – de petits « provinciaux » veules et effrayés –, saisissent mal les tenants et les aboutissants.
Le crime proprement dit occupe une cinquantaine de pages, dont je ne connais aucun équivalent dans la littérature universelle… Chatov a retrouvé le goût de la vie ; suite au retour pour le moins inattendu de sa femme, qui va bientôt accoucher d’un enfant qui n’est même pas le sien, mais celui sans doute de Nicolaï Stavroguine ; ce « misérable »… La scène paraît impossible ; elle est bouleversante. Après s’être démené comme un beau diable au chevet de sa femme, lui avoir tenu des discours enflammés sur le « grand mystère » que constitue « l’apparition d’un nouvel être », leur « vie nouvelle », « la bonté des hommes », rendu moins méfiant par son bonheur, heureux, il est attiré dans un vulgaire guet-apens et assassiné « comme un chien » par de médiocres conspirateurs, qui veulent récupérer « une presse d’imprimerie », afin de diffuser leurs ineptes « proclamations ».  
Ce crime a été préparé par cette crapule de Piotr Stepanovitch, ce personnage aussi irritant que la Mouche de la Fable, ce trublion hystérique, infatigable, qui a décidé que Chatov devait être assassiné. Ce Iago d’opérette – tous les personnages des Possédés sont un peu « d’opérette », c’est la dimension sarcastique du roman – intrigue bassement auprès d’un gouverneur crédule et effrayé, dont il abuse de la faiblesse, afin qu’il lui livre Chatov… Car c’est aussi le récit d’une vengeance, qui comme celle de Iago est  toute personnelle  – Chatov a « humilié » Piotr Stepanovitch par le passé – et qui n’a donc guère de raison « politique ». Le mouvement révolutionnaire dont ce dernier prétend être un des chefs n’existe peut-être même pas…

C’est un roman à thèse, si l’on veut, une critique des « nihilistes » russes et du « nihilisme » européen en général.  Le roman a été perçu à sa parution en Russie comme un violent « pamphlet » que politiquement on peut dire « réactionnaire ». Les « libéraux » sont de tous les personnages les plus ridicules.
Deux questions paraissent fondamentales pour Dostoïevski : le suicide, qu’il conçoit comme « un mal spirituel » et l’athéisme qu’il considère comme « le problème » de son temps et la plus lourde menace qui pèse sur l’avenir de la Russie et de l’Europe…
Le problème de l’athéisme est formulé très clairement par Ivan dans Les Frères Karamazov : « Si Dieu n’existe pas, tout est permis ». Pour le personnage, comme pour son créateur, ce « tout » est redoutable, effroyable : on ne peut pas dire que le vingtième siècle leur ait donné entièrement tort… Ivan, cette figure de « la révolte métaphysique » dira Albert Camus, qui n’intervient pas pour empêcher l’assassinat d’un père qu’il déteste, laisse faire puisque « tout est permis », finit dans la folie…  
Dans Les Possédés, ces deux questions, ces obsessions se retrouvent éclatées dans la conscience des différents personnages, qui les incarnent comme malgré eux. Elles les tourmentent, les font discourir, les agissent : en ce sens aussi, ce sont des « démons », des « possédés ». Ainsi Chatov n’est-il pas moins hanté par l’idée de Dieu que Kirilov. Kirilov se suicide ; Stavroguine également. Dostoïevski n’est pas « un penseur » : il est romancier, il a besoin de ses « marionnettes » qui acquièrent dans tant de scènes un si troublant relief.

C’est enfin un roman ironique et l’ironie grinçante du romancier touche tous les personnages. Même Chatov lors de sa première apparition « est caractérisé assez cruellement », comme le remarque Milan Kundera dans L’art du roman : « … c’était un de ces idéalistes russes qui, illuminés soudain par quelque immense idée, en sont restés éblouis, souvent pour toujours. Ils ne parviennent jamais à dominer cette idée, ils y croient passionnément, et dès lors toute leur existence n’est plus, dirait-on, qu’une agonie sous la pierre qui les a demi-écrasés.»
Quant au noble suicide « logique » de Kirilov, qui en toute simplicité veut devenir « Dieu » et affirmer par sa mort son « indépendance », sa « liberté », « la peur » étant « la malédiction de l’homme », il tourne à la catastrophe, s’achève dans la démence, la folie furieuse. Non seulement Kirilov accepte par « indifférence » que son acte serve les vils desseins de Piotr Stepanovitch – il se reconnaîtra coupable de la mort de Chatov – mais la scène est affreuse et en dit long sur la réalité concrète d’un suicide… Le suicide n’est pas un acte « libre »…
Dostoïevski ne partage pas les illusions dangereuses et mortifères  de ses personnages. On peut même dire que son propos est de les tourner en dérision en les confrontant au réel ; et dans le pénible et horrible récit de la fin de Kirilov, on le sent grimaçant, haletant, ricanant.

 Il demeure évidemment difficile de dire ce que Dostoïevski veut prouver au juste : est-ce important, la bêtise, c’est de vouloir conclure… Mais peut-être son roman, qui est aussi très mélodramatique et se lit comme un roman d’aventures, porte-t-il en lui-même sa propre image : celle d’une « toile d’araignée ». Lisa, la jeune fille de la bonne société que l’on projette de marier à Stavroguine et qui par « orgueil » se donne à lui, l’affirme nettement. Toujours il lui a semblé que Stavroguine la conduirait « dans un endroit habité par une monstrueuse araignée, de la taille d’un homme » et que leur vie commune se résumerait « à regarder l’araignée en tremblant de peur ». La nuit d’amour romantique entre les deux jeunes tourtereaux (« la fin d’un roman » est le titre ironique du chapitre) est « un fiasco » total ; hors la débauche, incapable d’aimer, il est possible que Stavroguine, comme le Prince de L’Idiot, soit impuissant et Lisa mourra « lynchée » au matin de l’émeute déclenchée par Piotr Stepanovitch et ses tristes sbires, afin de couvrir leurs méfaits. Violent, sombre, emporté, ai-je dit, éclairé par des incendies criminels…

Reste l’image de la « toile d’araignée » qui n’est pas le seul exemple de mise en abyme. Il y en a un autre, dans ce roman qui s’achève par la bizarre « confession » de Stavroguine, confession à laquelle il manque une page, dont une page a été « arrachée », l’aveu de l’indicible, le viol de l’enfant… Au cœur de cette confession – dont on nous dit que « les fautes d’orthographe » y sont étonnamment nombreuses pour un homme si « cultivé » –, comme au cœur de tout le roman sans doute, il y a donc un trou vertigineux… L’Évêque « indulgent » à la limite de « l’hérésie » (Tikhone) à qui Stavroguine la fait lire s’étonne et se montre « mécontent » de ce « feuillet manquant ». Stavroguine « ricane » et « s’excuse »… L’entrevue des deux personnages tourne ensuite assez rapidement court, dans une incompréhension mutuelle. Peut-être le romancier s’imaginait-il pouvoir par cette incroyable « astuce littéraire » échapper à la censure ; le Messager russe ne s’y trompa pas, exigea la suppression de l’ensemble du chapitre, qui ne paraîtra qu’après la révolution…

Et, il n’aura rien été dit encore des nombreux personnages, des intrigues secondaires, de la formulation par Chigaliov, l’un des conspirateurs, du fameux paradoxe sur le « despotisme illimité ».
Il n’aura rien été dit non plus de Varvara Petrovna, la mère un peu folle de Stavroguine, et  du père de Piotr Stepanovitch, Stépan Verkhovensky, ce « vieux libéral » à la fois ridicule et touchant, qui défend jusqu’au bout contre « l’utilitarisme » d’une « jeune génération » qu’il méprise « le droit à la beauté » et le théâtre de Shakespeare. 
Ces deux-là, que leurs fils respectifs rendent si malheureux, sont des inséparables ; et leur étonnante relation « amoureuse », qui dure « plus de vingt ans », encadre le roman et lui donne sa poésie.  

Mais il restera toujours au moins quelques « feuillets manquants ».  




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Sur le personnage de Kirilov – 
Maurice Blanchot (« L’œuvre et l’espace de la mort », L´espace littéraire)

         « C’est pourquoi, avec son instinct des choses profondes et par le biais de ses intentions théoriques qui étaient de montrer dans l’athéisme militant un rêve de la folie, Dostoïevski n’a pas donné à Kirilov un destin impassible, la fermeté froide héritée des anciens. Ce héros de la mort certaine n’est ni indifférent, ni maître de lui, ni sûr, et il ne va pas à son néant comme à un pâle rien, purifié et à sa mesure. Que sa mort soit un extraordinaire gâchis, qu’il tue, en se tuant, aussi ce compagnon, son double, auprès duquel il demeurait jadis étendu dans un silence mauvais, qu’il n’ait pour dernier interlocuteur et finalement pour seul adversaire que la figure la plus sinistre où il peut regarder dans toute sa vérité l’échec de son dessein, ces circonstances n’appartiennent pas seulement à sa part d’existence dans le monde, mais émergent de l’intimité sordide de l’abîme. » Et : « On croit en mourant, s’engager dans un noble combat avec Dieu, et finalement c’est Verkhovensky qu’on rencontre, image bien plus vraie de cette puissance sans hauteur avec laquelle il faut rivaliser de bestialité. »

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