jeudi 23 juin 2022

Les dimanches sont longs en province

 

Les dimanches sont longs en province… De retour de l’église, je prends sur moi pour t’écrire, sans savoir si je t’enverrais cette lettre et comment je pourrais te la faire parvenir, au cas où je me déciderais… On m’a appris que tu avais trouvé refuge chez les Apôtres, comme ils se nomment eux-mêmes curieusement. C’est là que tu vis à présent, dans cette ancienne caserne qui tombe en ruines et où se retrouve tout ce que cette ville compte de miséreux, de traîne-savates et de musiciens de rue… Je n’ose imaginer ta situation et la détresse qui est la tienne d’être mêlé à une telle engeance… Je sais que tu ne me pardonneras jamais, tu ne dois même plus me considérer comme ta sœur, mais tu ne parvenais plus à vivre parmi nous. Tu n’as pas cillé à l’énoncé de la sentence. Tu étais exclu du cercle enchanté de l’innocence et tu es parti sans demander ton reste, pliant bagages le soir même… Tu n’as pas compris que nous le faisions aussi pour toi, en songeant à ta santé, ton salut… Bien malgré nous, notre influence se révélait chaque jour plus néfaste. Car, c’est un peu ridicule à dire en ces termes, je ne manipule pas comme toi les mots et les images, mais tu étais trop spongieux… Nos désirs, nos peurs, nos angoisses t’imprégnaient et c’était comme une tache indélébile dans les fibres d’un tissu. Tu absorbais tout, tu étais trop sensible et sans défense et parmi nous lentement tu t’empoisonnais…

 

Je ne pense pas que nous nous reverrons, même par hasard… Désormais, je n’ai plus guère de raisons de sortir de ce que tu nommais par dérision notre manoir : notre bonne vieille maison, dans laquelle je me rends utile, veille au soin de tous et de chacun… Tu m’as toujours reproché mon manque d’humanité, et peut-être as-tu commencé à m’oublier… Et pourtant, nous avions tout pour être heureux…

 

                                                                     Ta sœur, Isabelle

   

 

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Il semble que cette lettre à la fois pénible et cruelle ait été retrouvée dans les papiers d’Isabelle, quelques jours après son placement en maison de repos. Sans que l’on sache comment, un journaliste de L’esprit libre a pu s’en procurer une copie. On connaît le parti pris politique de cette publication satirique, qui a rapidement monté en épingle toute cette affaire, pour se déchaîner contre cette famille de notables, dont les liens avec la majorité municipale et les milieux catholiques traditionnalistes sont connus et documentés. Au nom du « respect des souffrances de chacun et de la dignité humaine », les proches de la jeune Isabelle se refusent à tout commentaire.

 

 

                                                                          Frédéric Perrot, juin 2022.

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