Les dimanches
sont longs en province… De retour de l’église, je prends sur moi pour t’écrire,
sans savoir si je t’enverrais cette lettre et comment je pourrais te la faire parvenir,
au cas où je me déciderais… On m’a appris que tu avais trouvé refuge chez les
Apôtres, comme ils se nomment eux-mêmes curieusement. C’est là que tu vis à
présent, dans cette ancienne caserne qui tombe en ruines et où se retrouve tout
ce que cette ville compte de miséreux, de traîne-savates et de musiciens de rue…
Je n’ose imaginer ta situation et la détresse qui est la tienne d’être mêlé
à une telle engeance… Je sais que tu ne me pardonneras jamais, tu ne dois même
plus me considérer comme ta sœur, mais tu ne parvenais plus à vivre parmi nous.
Tu n’as pas cillé à l’énoncé de la sentence. Tu étais exclu du cercle enchanté
de l’innocence et tu es parti sans demander ton reste, pliant bagages le soir
même… Tu n’as pas compris que nous le faisions aussi pour toi, en songeant à ta
santé, ton salut… Bien malgré nous, notre influence se révélait chaque jour plus néfaste. Car,
c’est un peu ridicule à dire en ces termes, je ne manipule pas comme toi les
mots et les images, mais tu étais trop spongieux… Nos désirs, nos peurs,
nos angoisses t’imprégnaient et c’était comme une tache indélébile dans les
fibres d’un tissu. Tu absorbais tout, tu étais trop sensible et sans défense et
parmi nous lentement tu t’empoisonnais…
Je ne pense
pas que nous nous reverrons, même par hasard… Désormais, je n’ai plus guère de
raisons de sortir de ce que tu nommais par dérision notre manoir : notre
bonne vieille maison, dans laquelle je me rends utile, veille au soin de tous et de
chacun… Tu m’as toujours reproché mon manque d’humanité, et peut-être as-tu
commencé à m’oublier… Et pourtant, nous avions tout pour être heureux…
Ta sœur, Isabelle
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Il semble
que cette lettre à la fois pénible et cruelle ait été retrouvée dans les
papiers d’Isabelle, quelques jours après son placement en maison de repos. Sans
que l’on sache comment, un journaliste de L’esprit libre a pu s’en
procurer une copie. On connaît le parti pris politique de cette publication satirique,
qui a rapidement monté en épingle toute cette affaire, pour se déchaîner contre
cette famille de notables, dont les liens avec la majorité municipale et les
milieux catholiques traditionnalistes sont connus et documentés. Au nom du « respect
des souffrances de chacun et de la dignité humaine », les proches de la jeune
Isabelle se refusent à tout commentaire.
Frédéric Perrot, juin 2022.
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