jeudi 16 juillet 2020

Drame domestique

Vincent Van Gogh, Pont sous la pluie, d'après Hiroshige



Voulant accrocher une estampe japonaise au mur blanc de mon salon, j’ai d’un coup de marteau enfoncé un petit clou… Et quelque chose d’étonnant s’est alors passé : j’ai entendu comme une courte plainte et du sang a commencé à couler le long du mur blanc…
Effrayé, avec un geste de panique, j’ai retiré le clou. Le sang continuait de couler, doucement, comme d’une plaie ouverte, béante… A dire vrai, cela ne m’a pas semblé extraordinaire, voire impossible, cela m’a semblé inconvenant… Du sang ! Coulant de mon mur ! Dans le salon moderne de mon appartement tout à fait convenable ! J’ai même songé un instant à mon propriétaire et si je m’étais écouté, ma première réaction aurait été de décrocher mon téléphone pour me plaindre de l’affreux état de délabrement de son appartement…
Il faut dire que je n’avais emménagé que quelques heures auparavant et que cet appartement si longtemps désiré était mon premier « chez-moi »… Mes cartons n’étaient pas encore tous vidés et déjà j’étais mis devant, mais au fait, devant quoi étais-je mis exactement ? Du sang coulait de mon mur lorsque je tentais d’y enfoncer un clou : rien de plus naturel, n’est-ce pas ? Cela semblait parfaitement dans l’ordre des choses, n’est-ce pas…
Non seulement cela était inconvenant, mais les deux explications que je pouvais apporter à ce phénomène étaient aussi fâcheuses : soit il me fallait admettre que ce qui se passait indubitablement sous mes yeux était réel, et plus rien ne pouvait l’être tout à fait, soit il me fallait admettre que c’était moi-même, n’est-ce pas, qui perdais la tête, et cela était encore plus déplaisant…

Peu à peu un sentiment vague s’emparait de moi et au bout d’un certain temps, il m’a paru raisonnable de ne pas vouloir lever cette indécision tout seul : je me disais que le plus raisonnable était sans doute de s’en remettre à un tiers, de s’en remettre à un avis extérieur, objectif… Cela n’était pas sans poser problème non plus : à qui aurais-je pu demander cela ? Je ne connaissais personne et il me semblait intolérable que mon premier rapport avec des gens que je ne connaissais pas dût encore se faire en une telle circonstance… Ouvrir la porte, affronter l’escalier, le regard interrogateur d’un inconnu… Cela me semblait au-dessus de mes forces et peut-être que d’une certaine manière, je n’avais pas envie de savoir… Ne pouvais-je pas après tout décréter qu’il y avait là quelque chose que je ne m’expliquais pas, quelque chose qu’il ne servait à rien de vouloir expliquer…
Le sang continuait de couler, doucement, comme d’une plaie ouverte, béante… Et une véritable flaque s’était formée sur le linoléum. J’ai attrapé le chiffon pendant sur le dossier d’une chaise, et à genoux sur le sol, je me suis mis à essuyer… C’était répugnant, c’était du sang à n’en pas douter, du sang rouge comme du sang, que dire d’autre… Le chiffon en était tout taché… Mais il ne tenait qu’à moi de tout faire disparaître, il ne tenait qu’à moi d’effacer la moindre trace : jamais personne ne saurait…  Le chiffon était tout humide, le chiffon dégouttait… Et lentement, je concevais ce qu’il aurait fallu faire… Ce qu’il aurait fallu faire était si absurde à formuler que je tentais d’en éloigner la pensée, qui d’elle-même revenait : ce qu’il aurait fallu faire, n’est-ce pas, en une telle circonstance, c’était, ce devait être, si cela était possible, de boucher le trou, de panser la plaie

                                                        
Été 2000 – Version revue, été 2020.
              Frédéric Perrot

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire