mercredi 5 février 2020

George Steiner, Dans le château de Barbe-Bleue (extrait)




Vers 1765, après l’affaire Calas, Voltaire et les gens éclairés de son époque répétaient avec une inébranlable certitude que la torture et toutes les monstruosités infligées aux ennemis du royaume (aussi bien qu’à ses sujets) étaient en train de disparaître à jamais du monde civilisé. Comme la peste et les bûchers des sorcières, ces héritages lugubres des siècles fermés à la raison ne résisteraient pas aux nouvelles lumières européennes. La laïcisation était la clé du problème. La torture, la destruction de communautés entières, soutenaient les philosophes, provenaient en droite ligne du dogmatisme religieux. En vouant à l’enfer certains individus ou certaines sociétés, en ravalant leurs convictions au rang d’hérésies pernicieuses, l’Eglise et l’Etat avaient délibérément lâché la bride au fanatisme et à la sauvagerie, et ceci contre des êtres le plus souvent sans défense. Au fur et à mesure que déclinaient les croyances religieuses, affirmait Voltaire, les haines se dissiperaient, tout comme le désir de détruire l’autre parce qu’il incarne le mal ou le mensonge. L’indifférence allait engendrer la tolérance.
Aujourd’hui, deux cents ans plus tard exactement, nous retrouvons une culture dans laquelle l’usage méthodique de la torture à des fins politiques a droit de cité. Nous sortons à peine d’une période de l’histoire où des millions d’hommes, de femmes et d’enfants furent réduits en cendres. A cette heure, en différents points de la terre, on torture, brûle, déporte une fois de plus. Il n’est point de technique de l’abject qui ne soit pratiquée quelque part, à cet instant précis, sur des hommes ou des groupes d’hommes. Quand on lui demandait pourquoi il s’employait à mobiliser l’Europe entière en faveur d’un seul homme livré aux mains des juges, Voltaire répondait en mars 1762 : « C’est que je suis homme. » A ce régime-là, il pourrait, de nos jours, s’époumoner sans fin.
Il est scandaleux qu’il en soit ainsi. Le retour généralisé à la torture et aux exécutions en masse, le recours universel à la faim et à l’emprisonnement comme moyens d'action politique, marquent non seulement une crise de la culture mais, je ne suis pas loin de le penser, le renoncement à la raison. Peut-être est-ce fatuité ou inconvenance d’agiter le problème d’une définition de la culture au siècle des chambres à gaz, des camps de Sibérie ou du napalm. Un tel sujet n’appartient sans doute qu’à l’ère révolue de l’espoir. Mais nous ne devons pas prendre une telle éventualité pour un fait acquis, une évidence. Il nous faut distinguer clairement l’horreur de sa nouveauté, ou de son retour. Efforçons-nous de cultiver en nous-mêmes une colère assez puissante pour infléchir les traits les plus significatifs de notre personnalité historique et sociale. Nous devons, comme aurait dit Emily Dickinson, attiser dans l’âme un insupportable étonnement. Je n’insisterai jamais assez sur ce point. Aux yeux de Voltaire et Diderot, la jungle de nos conflits sociaux et politiques aurait semblé une régression démente à la barbarie. La plupart des hommes et des femmes évolués du dix-neuvième siècle auraient rangé parmi les plaisanteries sinistres la prédiction selon laquelle la torture et le massacre n’allaient pas tarder à proliférer une fois encore dans l’Europe « civilisée ». Il n’est rien de naturel dans notre condition présente. Il n’y a rien de particulièrement convaincant ou digne dans le fait que nous admettons que « tout est possible ». En fait, semblable état d’esprit abaisse et déforme le seuil d’indignation. (Kierkegaard est le seul à avoir deviné, à mesure qu’elles se précisaient, une telle éventualité et la corruption qui s’ensuit.) Amorphe, envahissante, notre familiarité avec l’horreur représente pour l’humanité une défaite absolue.

George Steiner, Dans le château de Barbe-Bleue, Notes pour une redéfinition de la culture.  

Traduction de l’anglais  : Lucienne Lotringer


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