jeudi 22 octobre 2020

Histoires enfantines

 

Nous aimons et croyons
Des histoires enfantines
 
Nos mythes sont puérils
Nous désirons être réconciliés
Avec l’ordre des choses
 
Nous aimons les fins heureuses
Même si elles sont absurdes
Contredisent le sens commun
 
Nous aimons et croyons
Des histoires enfantines
 
Nous réprouvons le subtil
Tout ce qui sort des sentiers battus
Tout ce qui exigerait un effort
 
Nous mettons à l’index
Tout ce qui est libre
Tout ce qui est complexe
 
Nous ne voulons pas penser
Nous sommes les apôtres de la banalité
 
 

       Dans Mosaïques contemporaines, dont les vingt-six poèmes sont présentés dans l’ordre alphabétique, celui-ci suit immédiatement Gravité terrestre (voir publication précédente). Son thème est sensiblement le même : le besoin de croire, en préférant des mythes et des histoires à de plus rudes vérités, et la paresse intellectuelle qui accompagne un tel besoin. Frédéric Perrot.

mardi 20 octobre 2020

Généalogie du fanatisme (Cioran, extrait)


En elle-même toute idée est neutre, ou devrait l’être ; mais l’homme l’anime, y projette ses flammes et ses démences ; impure, transformée en croyance, elle s’insère dans le temps, prend figure d’événement : le passage de la logique à l’épilepsie est consommé… Ainsi naissent les idéologies, les doctrines, et les farces sanglantes.

Idolâtres par instinct, nous convertissons en inconditionné les objets de nos songes et de nos intérêts. L’histoire n’est qu’un défilé de faux Absolus, une succession de temples élevés à des prétextes, un avilissement de l’esprit devant l’Improbable. Lors même qu’il s’éloigne de la religion, l’homme y demeure assujetti ; s’épuisant à forger des simulacres de dieux, il les adopte ensuite fiévreusement : son besoin de fiction, de mythologie triomphe de l’évidence et du ridicule. Sa puissance d’adorer est responsable de tous ses crimes : celui qui aime indûment un dieu, contraint les autres à l’aimer, en attendant de les exterminer s’ils s’y refusent. Point d’intolérance, d’intransigeance idéologique ou de prosélytisme qui ne révèlent le fond bestial de l’enthousiasme. Que l’homme perde sa faculté d’indifférence : il devient assassin virtuel ; qu’il transforme son idée en dieu : les conséquences en sont incalculables. On ne tue qu’au nom d’un dieu ou de ses contrefaçons : les excès suscités par la déesse Raison, par l’idée de nation, de classe ou de race sont parents de ceux de l’Inquisition ou de la Réforme. Les époques de ferveur excellent en exploits sanguinaires : sainte Thérèse ne pouvait qu’être contemporaine des autodafés, et Luther du massacre des paysans. Dans les crises mystiques, les gémissements des victimes sont parallèles aux gémissements de l’extase… Gibets, cachots, bagnes ne prospèrent qu’à l’ombre d’une foi, – de ce besoin de croire qui a infesté l’esprit pour jamais. Le diable paraît bien pâle auprès de celui qui dispose d’une vérité, de sa vérité. Nous sommes injustes à l’endroit des Nérons, des Tibères : ils n’inventèrent point le concept d’hérétique : ils ne furent que rêveurs dégénérés se divertissant aux massacres. Les vrais criminels sont ceux qui établissent une orthodoxie sur le plan religieux ou politique, qui distinguent entre le fidèle et le schismatique.
 
 
     « Généalogie du fanatisme » est le texte qui ouvre Précis de décomposition (1949). Dans son dernier livre, Aveux et anathèmes (1987), Cioran écrira comme en écho : « Tant qu’il y aura encore un seul dieu debout, la tâche de l’homme ne sera pas finie. ». Frédéric Perrot


Cioran

samedi 17 octobre 2020

Gravité terrestre


 

Est-ce gravité terrestre
Si tant d’hommes sur cette planète
S’agenouillent pour la prière
Vénèrent des breloques des fétiches  
 
Les Grecs anciens
Eurent du moins la sagesse
De donner à leurs dieux
Tous leurs vices
 
Les trois monothéismes
C’est une toute autre histoire
Tout y parait grossier archaïque
À commencer par leurs fameux livres…
 
Est-ce gravité terrestre atavisme
Si tant d’idées fausses circulent dans tant de têtes
Si la superstition l’ignorance et des symboles obsolètes
L’emportent sur le raisonnement
 
Est-ce gravité terrestre
Si les religions résistent aux démentis de la science
Si l’obscurantisme et le fanatisme
Portent partout la mort hideuse
 
Est-ce gravité terrestre signe des temps
Si l’on n’ose plus guère
Se réclamer des philosophes
Des Lumières 
 
Est-ce gravité terrestre
Si l’on préfère se taire
Par instinct de survie
Pessimisme prudent
 

 

           J’ai lu ce texte qui appartient au recueil inédit Mosaïques contemporaines, jeudi soir au Divanoo, lors de l’Octogone des poètes. Le poème avait donné lieu à quelques malentendus en 2015, quand je l’ai écrit et diffusé. Des amis me jugèrent bien présomptueux, imaginant dans mon athéisme une position de surplomb… Comme si je méprisais les croyants et comme si l’on pouvait être prosélyte quand on est athée... « La seule excuse de Dieu, c’est qu’il n’existe pas. » (Stendhal). Frédéric Perrot.  

Cyril Noël en concert au Divanoo (ses propres chansons, Rimbaud, Bashung, Thiéfaine...)

Cyril Noël, au Divanoo, le 16 octobre 2020
 

vendredi 16 octobre 2020

Le tramway pour nulle part

 

            Sans y penser, il monta dans le tramway.
En cette heure matinale, il n’y avait personne à l’arrêt. Le tramway s’immobilisa à sa hauteur, les portes s’ouvrirent devant lui avec un léger sifflement et il s’y engouffra, son porte-documents sous le bras. Le tramway était vide et il s’assit au hasard. 
Après la douloureuse nuit qui avait été la sienne, il avait l’esprit brumeux et ne remarqua pas tout de suite qu’il n’y avait personne aux commandes. Il se leva d’un bond pour s’approcher de la cabine où d’habitude était assis le chauffeur : personne… Il tenta de se raisonner, mais il ne trouvait pas d’explication plausible à ce phénomène.
Le tramway poursuivait son trajet et ainsi traversa-t-il la ville d’un bout à l’autre. Parvenu au terminus, le tramway marqua une courte pause avant de repartir dans l’autre sens. Il ne s’arrêtait à aucune station.
L’heure tournait. Il sourit amèrement en songeant qu’il allait être en retard à son rendez-vous d’affaires. Le plus étonnant était que la ville ne s’animait aucunement, comme si ses habitants l’avaient désertée ou comme si ce jour-là ils avaient tous décidé de rester chez eux, cachés derrière leurs fenêtres crasseuses. À un moment, il pensa à utiliser son téléphone pour prévenir quelqu’un de sa situation, mais il dut constater que l’appareil ne fonctionnait pas.
Ainsi se passa sa première journée, puis les suivantes. Le tramway accomplissait sans fin le même trajet dans une ville déserte, abandonnée, et lui curieusement, ne souffrait ni de la faim, ni de la soif, comme si son corps réel, avec toutes ses nécessités, était resté allongé dans la chambre de son appartement.
Pour se dégourdir les jambes, il marchait de long en large. Pris d’une soudaine inspiration, il se mettait à courir, comme s’il avait été un athlète et l’allée centrale une piste… Soucieux d’occuper son esprit, il relisait sans cesse les quelques feuillets que contenait son porte-documents.
Les jours passaient. Des fleurs apparaissaient aux arbres le long des grands boulevards. Bientôt ce serait l’été accablant. Puis l’automne, puis un nouvel hiver, avec ses courtes journées et ses longues nuits…
Ne pouvant se l’expliquer, il s’efforçait de ne pas prendre sa situation trop au tragique. Tout bien considéré, il était à l’abri des aléas du climat, dans ce tramway, dont la tranquille et silencieuse avancée souvent le berçait. Il posait alors la tête contre la vitre et fermait les yeux. Il désirait rêver, jamais il ne rêvait.
Les années passant, il peinait à se souvenir de sa vie antérieure. Toujours il était ramené à sa situation présente. Ce qui le rongeait, c’était sa solitude. Si au moins, il avait pu même une fois apercevoir un autre visage, un autre être ou même un animal… Avec quelle joie il eût accueilli l’apparition d’un chien clopinant sur le trottoir ou celle d’un chat guettant en silence sa proie sautillant parmi les branches… Mais il était selon toute apparence le seul être vivant dans cette ville, à travers laquelle le tramway pour nulle part, comme il l’avait nommé, continuait son trajet immuable. 
 
Lui, il vieillissait malgré tout. Tout son être se ratatinait. Il n’éprouvait plus le besoin de se dégourdir les jambes ou d’occuper son esprit et assis, recroquevillé dans un coin, il attendait l’heure de sa délivrance.
 
                                           (Mars 2013, Marseille – Janvier 2019, Schiltigheim)
                                                                                   Frédéric Perrot

jeudi 15 octobre 2020

Xanthippe


 

Selon Xénophon
Xanthippe
La jeune épouse de Socrate
Était une femme acariâtre
 
Cette version de l’histoire
Est peut-être sujette à caution
Peut-être Socrate n’était-il pas
Exempt de défauts
 
Mais j’ai connu
Quelques femmes de ce type
Je ne les regrette pas
 
Il est sage de prendre le large
Il est sage de s’en aller
Vers des régions sereines
 
Avant que la mégère
Ne verse sur nos têtes
Le récipient complet
De ses haines fétides !
 
 

Le texte appartient au recueil inédit Mosaïques contemporaines (septembre 2015).  Selon la tradition, Xanthippe, dans un accès de colère, aurait versé sur la tête de Socrate le contenu de son pot de chambre. Frédéric Perrot

 
Source image : Wikipédia