lundi 25 janvier 2021

Maurice Blanchot, L'écriture du désastre (fragments)


 

♦ Jamais déçu, non par faute de déception, mais la déception étant toujours insuffisante.

 

♦ Il n’est pas exclu, mais comme quelqu’un qui n’entrerait plus nulle part.

 

♦ Celui qui critique ou repousse le jeu, est déjà entré dans le jeu.

 

♦ Comment peut-on prétendre : « Ce que tu ne sais en aucune manière, en aucune manière ne saurait te tourmenter ? » Je ne suis pas le centre de ce que j’ignore, et le tourment a son savoir propre qui recouvre mon ignorance.   

 

♦ Que les mots cessent d’être des armes, des moyens d’action, des possibilités de salut. S’en remettre au désarroi.

   Quand écrire, ne pas écrire, c’est sans importance, alors l’écriture change – qu’elle ait lieu ou non ; c’est l’écriture du désastre.

 

♦ Ne nous confions pas à l’échec, ce serait avoir la nostalgie de la réussite.

 

♦ Détaché de tout, y compris de son détachement.

 

♦ La mort de l’Autre : une double mort, car l’Autre est déjà la mort et pèse sur moi comme l’obsession de la mort.

 

Quand tout s’est obscurci, règne l’éclairement sans lumière qu’annoncent certaines paroles.

 

♦ La souffrance souffre d’être innocente – ainsi elle cherche à devenir coupable pour s’alléger. Mais la passivité en elle se dérobe à toute faute : passif hors faillite, souffrance sauve de la pensée du salut.

 

Dans son rêve, rien, rien que le désir de rêver.

 

♦ Le dessein de la loi : que les prisonniers construisent eux-mêmes leur prison. C’est le moment du concept, la marque du système.

 

♦ Si, parmi tous les mots, il y a un mot inauthentique, c’est bien le mot « authentique ».

 

♦ Si tu écoutes « l’époque », tu apprendras qu’elle te dit à voix basse, non pas de parler en son nom, mais de te taire en son nom.


♦ Sans la prison, nous saurions que nous sommes tous déjà en prison.

 

♦ Peut-on dire : l’horreur domine à Auschwitz, le non-sens au Goulag ? L’horreur, parce que l’extermination sous toutes ses formes est l’horizon immédiat, morts-vivants, parias, musulmans : telle est la vérité de la vie. Cependant, un certain nombre résistent ; le mot politique garde un sens ; il faut survivre pour témoigner, peut-être pour vaincre. Au Goulag, jusqu’à la mort de Staline et à l’exception des opposants politiques dont les mémorialistes parlent peu, trop peu – (sauf Joseph Berger), il n’y a pas de politiques : nul ne sait pourquoi il est là ; résister n’a pas de sens, sauf pour soi-même ou l’amitié, ce qui est rare ; seuls les religieux ont des convictions fermes capables de donner signification à la vie, à la mort ; la résistance sera donc spirituelle. Il faut attendre les révoltes venues des profondeurs, puis les dissidents, les écrits clandestins, pour que les perspectives s’ouvrent, pour que, des décombres, les paroles ruinées se fassent entendre, traversent le silence.

  Assurément, le non-sens est à Auschwitz, l’horreur au Goulag. L’insensé en sa dérision est représenté (peut-être) le mieux par le fils du Lagerführer Schwarzhuber : à dix ans, il venait parfois chercher son père au camp ; un jour, on ne le retrouva pas ; aussitôt, son père pensa : il a été ramassé par mégarde et jeté avec les autres à la chambre à gaz ; mais l’enfant s’était seulement caché et, désormais, on lui mit au cou une pancarte pour l’identifier. Un autre signe est l’évanouissement de Himmler assistant à des exécutions de masse. Et la conséquence : comme il craignait de s’être montré faible, il donna l’ordre de les multiplier, et on inventa les chambres à gaz, la mort humanisée au-dehors, au-dedans l’horreur à son point extrême. Ou encore, parfois on organise des concerts ; la puissance de la musique, par instants, semble apporter l’oubli et dangereusement fait disparaître la distance entre victimes et bourreaux. Mais, ajoute Langbein, pour les parias, ni sport, ni cinéma, ni musique. Il y a une limite où l’exercice d’un art, quel qu’il soit, devient une insulte au malheur. Ne l’oublions pas.

 

♦ Nietzsche contre le surhomme : « Nous sommes définitivement éphémères. » « L’humanité ne peut accéder à un ordre supérieur. » Considérons « l’urne funéraire du dernier homme ». Ce refus d’un homme au-delà de l’homme (dans L’Aurore) va de pair avec tout ce que Nietzsche dit contre le danger qu’il y aurait à se confier à l’ivresse et à l’extase comme à la vraie vie dans la vie : de même, son dégoût pour « les forcenés divagants, les extatiques qui recherchent des états de ravissement d’où ils tombent dans la détresse de l’esprit de vengeance ». L’ivresse a le tort de nous donner un sentiment de puissance.

 

♦ « Les optimistes écrivent mal. » (Valéry.) Mais les pessimistes n’écrivent pas.

 

Garder le silence, c’est ce que à notre insu nous voulons tous, écrivant.

 


 

Présentant tour à tour de courts « éclats » et des fragments longs parfois de plusieurs pages, L’écriture du désastre peut selon Christophe Bident, être considéré comme le « dernier » livre de Maurice Blanchot.

L’écriture du désastre a été publié en 1980 aux éditions Gallimard.

 

Christophe Bident, Maurice Blanchot Partenaire invisible, Editions Champ Vallon, 1998.

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