Julien Gracq, en 1951 |
Comme
la figure de proue d’un vaisseau à trois ponts fourvoyé dans ce port de
galères, au-dessus de la Méditerranée plate dont le blanc des vagues semble
toujours fatigué d’un excès de sel se levait pour moi derrière une correcte,
une impeccable rangée de verres à alcools, le visage de cette femme violente. Derrière,
c’était les grands pins mélancoliques, de ceux dont l’orientation des branches
ne laisse guère filtrer que les rayons horizontaux du soleil à cette heure du
couchant où les routes sont belles, pures, livrées à la chanson des fontaines.
On entendait dans le fond du port des marteaux sur les coques, infinis,
inlassables comme une chanson de toile au-dessus d’un bâti naïf de tapisserie balayé de deux tresses blondes, circonvenu d’un lacis incessant de soucis
domestiques, avec au milieu ces deux yeux doux, fatigués sous les boucles, la
sœur même des fontaines intarissables. On ne se fatiguait pas de boire, un
liquide clair comme une vitre, un alcool chantant et matinal. Mais c’était à la
fin un alanguissement de bon aloi, et tout à coup comme si l’on avait dépassé
l’heure permise – surpris le port sous cette lumière défendue où
descendent à l’improviste pour un coup de main les beaux pirates des nuits
septentrionales, les lavandières bretonnes à la faveur d’un rideau de brumes –
c’était tout à coup le murmure des peupliers et la morsure du froid humide –
puis le claquement d’une portière et c’était la sortie des théâtres dans le
Petrograd des nuits blanches, un arroi de fourrures inimaginable, l’opacité
laiteuse et dure de la Baltique – dans une aube salie de crachements rudes,
prolongée des lustres irréels, la rue qui déverse une troïka sur les falaises
du large, un morne infini de houles grises comme une fin du monde – c’était
déjà l’heure d’aller aux Iles.
Liberté
grande est un ensemble de poèmes en prose écrits dans le
sillage conscient des Illuminations de Rimbaud citées en épigraphe et
du surréalisme.
Source image :
franceculture.fr
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