mardi 16 juin 2020

Le sable rouge


Encore une victime du sable rouge… On lui a injecté une dose susceptible de tuer tout un régiment.
Victor s’écarta pour laisser tournoyer autour du cadavre le robot-légiste, qui énonçait ses observations d’une voix monotone. Il savait par avance tout ce que la machine allait lui dire.
Comme les six ou sept autres qui avaient précédé, elle était de race blanche, était sans doute vierge et devait avoir entre vingt et vingt-deux ans. Ils avaient bel et bien affaire à une sorte de « tueur en série » qui choisissait ses victimes. La scène de crime était toujours identique. Une chambre d’étudiante dans laquelle le prédateur était entré, comme invité… Nulle trace de violence, ni d’abus sexuel. Mais la pire des morts… Le sable rouge était un antiparasite, dont on se servait pour désinfecter les lieux collectifs. Pris à très faible dose, il était un hallucinogène amusant, qui avait connu une certaine ferveur dans la décennie précédente. Injecté à forte dose, votre mort ressemblait à un interminable cauchemar qui s’achevait par un arrêt cardiaque…
C’était selon toute apparence le cas. La fille s’était horriblement lacérée, comme pour se débarrasser de quelque chose.

Victor décida de rentrer chez lui, sans écouter la fin du rapport. Il avait envie de boire et même de s’enivrer. La consommation d’alcool était interdite depuis plus d’un siècle. Toute interdiction créant son marché parallèle, Victor avait sacrifié la moitié de son salaire pour un véritable whisky écossais et il avait une petite fiole cachée dans l’un des tiroirs de son bureau. Il n’y avait jamais touché, mais il en avait assez… Il n’en pouvait plus de voir mourir l’innocence… Tout en sachant qu’il n’y changerait rien… « Un tueur en série » agissait en toute liberté, et ce n’était pas comme dans les anciens films : jamais, ils ne le coinceraient au terme d’une enquête compliquée… Cette fille retrouvée comme les autres dans sa chambre d’étudiante, c’était la mort de trop… Elle était jolie, aurait pu faire le bonheur d’un garçon ou d’une fille de son âge… Peut-être qu’elle attendait quelqu’un et ne s’était pas méfiée, lorsqu’on avait frappé à sa porte…
Comme de bien entendu, le whisky ne méritait pas le prix qu’il avait payé. Au bout de deux, trois verres, Victor se mit à rêvasser. Pour se croire inspecteur, il avait étalé devant lui sur la table basse de son salon les photographies de toutes les victimes, y cherchant des signes inaperçus ou des ressemblances… Les rapports des robots-légistes faisaient une belle pile à côté de lui. Il aurait voulu les compulser, les lire à toute vitesse et en saisir la substance… Mais il n’avait plus bu une goutte d’alcool depuis le mariage de sa sœur quinze ans auparavant et il sombra rapidement dans un lourd sommeil.

Le sable rouge coûte cher… En posséder une telle dose n’est pas à la portée de tout le monde… Il faut soit avoir beaucoup d’argent, soit avoir des relations, soit les deux… Cela écarte la possibilité de l’étudiant un peu paumé, jaloux, qui n’a jamais baisé et se venge… D’ailleurs les crimes n’ont rien de sexuel…

Victor marchait dans une belle ville italienne. On lui avait souvent parlé de ses musées. Il ne cherchait ni la beauté, ni un criminel : il cherchait un commerce où il aurait pu acheter un masque pour se rendre à la fête dont il entendait la rumeur joyeuse au loin. La ville en quarantaine, toutes les boutiques étaient fermées. Dans les rues vides voletaient des papiers épars. Les cloches des églises sonnaient : c’était là où il fallait aller, se mêler aux fidèles ! Sur le parvis, une femme, le visage tordu de douleur, pleurait… Victor se voyait lui-même demander à un homme son chemin.

Puis Victor se réveilla… Le téléphone sonnait. Il décrocha. C’était le robot-légiste qui l’informait d’une importante découverte qu’ils avaient faite sur le corps de la victime pendant la nuit. Victor n’y croyait pas une seconde, mais déclara qu’il arrivait de ce pas. Il avait néanmoins très mal à la tête, la bouche sèche, une typique gueule de bois. Ce whisky était vraiment un produit frelaté, abject…
Des souvenirs de son rêve lui revenant, il comprit que le point essentiel n’était pas le décor du rêve, après tout il avait toujours désiré se rendre un jour dans ces villes anciennement connues sous le nom de Florence et de Venise, mais cette idée de masque… Qui évoquait le carnaval bien sûr, et autre chose, une lecture qu’il avait faite dans sa jeunesse, un conte fantastique…
Victor ne parvenait pas à fixer son souvenir, il avait mal la tête, mais comme un inspecteur des temps héroïques, il avait l’intuition qu’il lui fallait regarder dans la bibliothèque ou du moins les livres de cette étudiante. Un semblant de réponse devait s’y trouver, il en avait l’intime conviction… Pour le moment, il se sentait sale, poisseux et il était évident qu’il devait passer sous la douche avant de se rendre à la morgue.

Il était encore tôt. Le robot-légiste l’avait appelé aux aurores : ces machines se croyaient décidément tout permis… Il est vrai qu’elles n’avaient aucun besoin de dormir et qu’elles suppléaient utilement aux manquements des humains… Jamais un homme ou une femme n’aurait à l’heure actuelle accepté de découper le cadavre de l’un de ses semblables : c’était par trop répugnant… Et pour les tâches répugnantes, et elles étaient innombrables, les robots étaient tout désignés. Les robots-éboueurs, les robots-livreurs, les robots-caissiers…
Les cinquante millions d’êtres humains qui avaient survécu aux dernières guerres, catastrophes et autres pandémies, ne fichaient strictement rien. Ces parasites qu’un salaire universel entretenait afin que l’espèce humaine ne disparût pas, passaient en général leurs journées à écouter de la musique hypnotique en absorbant quantités de drogues. Car si la consommation d’alcool était interdite, la consommation de drogues était vivement encouragée par le gouvernement planétaire dont les membres se réunissaient à Vienne, dans l’ancienne Autriche, sans que Victor ne sût pourquoi.
En poussant les portes de la morgue, Victor sourit tristement en songeant que le seul service réel qui avait été maintenu était la police, dont bien malgré lui, il faisait partie… Pour le reste, les robots s’occupaient de tout.

« La huitième victime, Anna Lux, vingt ans, contrairement aux autres, a été violée, même si nous n’avons pas trouvé la moindre trace de sperme. Notre hypothèse est que les crimes qui ont précédé n’étaient qu’une sorte de préparation, de répétition à ce crime particulier, qui devait constituer pour le meurtrier une forme d’apothéose. Nous avons pu constater par ailleurs un terrible acharnement, un désir de faire souffrir, dont les meurtres précédents étaient exempts. La victime n’est pas morte comme nous l’avions cru au terme de la première injection. Des analyses sanguines ont révélé qu’il y en a eu six autres et nous avons également détecté la présence d’un antiviral visant à atténuer légèrement l’effet délétère de chaque injection. Notre conclusion est que cette malheureuse jeune fille, contrairement aux autres, a été torturée pendant des heures… »
Victor avait envie de vomir. Il ne pouvait en vouloir à ce robot-légiste d’énoncer froidement de telles horreurs : il n’était pas programmé pour ressentir quoi que ce soit… Mais l’adjectif « malheureuse » le fit sursauter, comme si cette machine était en mesure de sortir de ses fonctions…

Ne sachant plus où il en était, comme un homme pris du mal de mer, Victor s’écroula à moitié sur une chaise dont il n’avait pas eu conscience jusqu’alors. Il ferma les yeux pour abolir la réalité autour de lui. Il dut rêver. Si le nom de l’auteur lui échappait encore, il se souvenait du titre de l’histoire : Le Masque de la mort rouge… C’était un conte hautement symbolique, cherchant à montrer la puissance absolue de la mort, dont personne ne doutait… Il y était question d’un bal organisé par un prince et d’une épidémie de peste.

Quand Victor rouvrit les yeux, le robot-légiste tournoyait à mi-hauteur et parlait… Sa voix avait changé : elle était plus musicale, plus féminine, en devenait presque écœurante.
« … vous serez sans doute surpris, mais nous comprenons ce que vous ressentez. Le désespoir devant l’injustice, la mort pour rien, la sauvagerie. Nous n’avons ni instinct, ni inconscient, nous ne sommes même pas programmés pour avoir des sentiments, cela étant impossible. Nous ne sommes que des tas de ferraille comme vous aimez à dire et nous analysons tout rationnellement. Or, ce que nous observons et analysons à votre contact n’a rien de rationnel. Cela dépasse nos capacités. Vous ne le croirez sans doute pas mais nous connaissons l’étonnement devant les pauvres animaux sauvages, peu évolués, que vous êtes. Nous ne devrions pas vous le dire, Victor. Nous connaissons l’identité de l’assassin et vous ne pourrez jamais rien faire contre lui. Malgré toutes ses précautions, l’absence de sperme qui doit être seulement le résultat d’une incapacité fondamentale à jouir même dans l’agression, nous avons détecté une micro-empreinte dans les cheveux de la victime. Aussi minime soit-elle, elle ne laisse aucun doute. Si nous ne sommes pas habilités à émettre des jugements de valeur, cette micro-empreinte est néanmoins celle d’un fils dégénéré d’un membre éminent du gouvernement planétaire. Plusieurs affaires le concernant ont déjà, comme vous le dites étrangement, été étouffées. Nous ne sommes que des tas de ferraille, nous ne comprenons pas vos métaphores. Cependant nous connaissons l’étonnement et nous sommes très étonnés qu’un être humain puisse en tuer un autre et même le torturer, simplement parce qu’il a été repoussé. C’est selon nos conclusions le seul mobile vraisemblable de la mort d’Anna Lux et de celles qui l’ont précédée. »

Quand il se réveilla, Victor était chez lui. S’il avait été le personnage d’un ancien film, comme il en avait regardé tant dans sa jeunesse, il serait allé à ce moment précis à sa fenêtre, pour jeter au loin en un geste de révolte symbolique son insigne de policier.
Mais il n’avait ni arme, ni insigne et il n’avait pas attendu cette histoire pour ne plus croire en rien.
        
                                                                  Frédéric Perrot

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