le bel de mai
mercredi 1 mai 2024
lundi 29 avril 2024
A propos d'un mauvais livre sur Maurice Blanchot (note de Journal)
Ce
livre sur Blanchot, qui tout en étant mauvais, est troublant : le même
nihilisme serait toujours à l’œuvre chez Blanchot, des années 30 aux années 60.
Blanchot serait un sempiternel partisan de la Terreur, idéologique et
littéraire : il n’aurait pas varié et n’aurait seulement changé que de bord
politique… De l’extrême-droite monarchiste à l’extrême de l’extrême-gauche… L’auteur
(Philippe Mesnard) me semble toucher juste, quand il affirme que Blanchot n’a
jamais vécu que parmi les livres, dans un monde imaginaire. Mais les
conclusions qu’il en tire sont pauvres, puisqu’il n’imagine pas de discontinuité
dans le parcours de Blanchot, qui était peut-être fou ou délirant
à certaines périodes particulièrement sombres de son existence… Ce pourrait
être une hypothèse d’école ! Même son interprétation de ce qu’il nomme le narcissisme
douloureux de Blanchot n’apporte rien. Puisqu’il faudrait plus parler de
solipsisme que de narcissisme. Le solipsisme est une sorte d’aberration
philosophique – le monde existe évidemment sans moi pour le penser –, mais on
ne saurait s’en passer pour appréhender les écrits de Blanchot qui tournent
sans fin sur eux-mêmes, jusqu’au vertige… Or, Philippe Mesnard s’en
passe allégrement et j’ai cherché en vain dans son livre la moindre allusion au
solipsisme.
Mesnard
ne daigne pas envisager que le Blanchot qui participe largement à l’écriture du
Manifeste des 121 (« Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie »)
n’est pas le même, et ne peut être le même, que celui qui vilipendait Léon
Blum dans les années 30. Pour des gens comme Mesnard, jamais un homme ne change…
Ou alors c’est une imposture, un faux-semblant, quelque chose de douteux…
Ce
qui est absurde : Mesnard fait de Blanchot un homme n’ayant jamais vécu
que parmi les livres, mais n’en aperçoit pas les effets concrets : le jeu
purement littéraire, le plagiat assumé, la mise en fiction, comment Blanchot
réécrit bien plus que Kafka ou Sade, Melville ou Lautréamont par exemple, parmi
beaucoup d’autres… Combien les récits de Blanchot sont tissés de citations et
de concepts philosophiques qui sont pris pour eux-mêmes et détournés avec une
indéniable dimension ironique, le propre de l’ironie étant d’être invisible… Un
seul exemple : le dernier homme, un concept de Nietzsche, et que Blanchot semble prendre au pied de la lettre dans
le récit du même nom (Le dernier homme). Blanchot est un auteur difficile, souvent révoltant, pour le lecteur et son intelligence, son rationalisme. Le
nihilisme de Blanchot est en effet immense, mais non à la manière dont
l’imagine Mesnard, dont le livre enfin est mauvais, puisqu’on ne comprend pas
au juste ce qu’il veut prouver…
Il
me paraît faux par ailleurs de réduire philosophiquement Blanchot à Levinas
et à Hegel… Hegel n’est qu’une étape propre à sa génération, celle qui a assisté
aux cours d’Alexandre Kojève. Blanchot, comme Camus, ne s’est jamais prétendu
philosophe. Il était un littéraire – ce qui n’a rien d’injurieux pour
moi, quand il fait la connaissance de Levinas à Strasbourg, ses maîtres sont
Valéry et Proust – et un penseur, dont le seul objet serait les impasses, les
défaillances ou l’impossibilité de la pensée… Blanchot n’est peut-être grand
que par ce qu’il entrevoit, laisse à penser, et par son refus par
exemple de transiger sur Auschwitz. L’écriture du désastre.
Mais
philosophiquement Blanchot tient bien sûr la route. Il accueille avec
reconnaissance la pensée des autres, Foucault, Derrida, Deleuze… Il faut être
un imbécile pour ne pas lui reconnaître cette qualité de lecteur, la gratitude…
Blanchot n’est pas dupe de Heidegger et ses pages sur Nietzsche
restent incomparables.
Frédéric
Perrot
Cormac McCarthy (pour Sandrine)
Manu
Larcenet, La route (d’après l’œuvre de Cormac McCarthy)
Editions
Dargaud, 2024
Cormac
McCarthy, No Country for Old Men
Traduit
par François Hirsch
dimanche 28 avril 2024
dimanche 21 avril 2024
Sur L'identité de Milan Kundera
L’identité
est sans doute le roman le plus étrange de Milan Kundera. Comme chez Fellini
(en particulier Juliette des esprits), c’est l’histoire en apparence
banale d’un couple, Jean-Marc et Chantal, qui glisse au fur et à mesure, puis
de plus en plus rapidement dans le cauchemar le plus total.
On
pourrait également penser à Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick, un
cinéaste que n’aimait pas du tout Kundera, mais qui adapté d’une nouvelle
d’Arthur Schnitzler, La Nouvelle rêvée, confronte un couple à ses
propres fantasmes, ses rêves, une nouvelle à laquelle il est difficile de ne
pas penser, face aux interrogations finales d’un narrateur, double de l’auteur,
qui intervient alors en première personne : « Et je me demande :
qui a rêvé ? Qui a rêvé cette histoire ? Qui l’a
imaginée ? Elle ? Lui ? Tous les deux ?
Chacun pour l’autre ? »
Mais
reprenons depuis le début. Jean-Marc et Chantal sont un couple heureux
et équilibré, bien que Chantal soit un peu plus âgée et traverse cette phase
déstabilisante de la vie d’une femme, à savoir la ménopause, un mot que
Kundera évite avec soin tout au long du roman, mais que les troubles de Chantal
suggèrent : les bouffées de chaleur, les soudaines rougeurs… Jean-Marc et
Chantal sont un couple heureux, mais vieillissant et Chantal se sent de plus en
plus mal à l’aise, étrangère dans un monde, le nôtre, qu’elle n’aime pas, et
même déteste. Chantal travaille dans une agence de publicité, un secteur
d’activité qui est sans doute celui que Milan Kundera lui-même abominait le
plus. Chantal n’aime pas son travail et les dialogues avec Leroy, le patron de
cette agence, un ancien trotskiste qui a vendu avec enthousiasme son âme au
marché, donnent une indéniable dimension satirique à un roman, qui par ailleurs
est quasi dépourvu d’humour et où le ton est grave… Jean-Marc de son
côté, est un doux rêveur, qui a renoncé « aux ambitions »,
cite volontiers Baudelaire et dont on comprend qu’il vit pour Chantal et pour
elle seule.
Tout
commence bien sûr par une phrase mal comprise (« Les mots incompris »
constituent une partie de L’insoutenable légèreté de l’être). Chantal,
ayant assisté dans une ville du bord de mer à un défilé assez grotesque
d’hommes qu’elle juge « papaïsés », songe avec malice qu’aucun
de ces hommes qui poussent des poussettes, sont gentiment mièvres, font voler
avec bonheur des cerfs-volants comme des enfants attardés, ne se retournerait
sur elle et en arrive à cette conclusion : « Les hommes ne se
retournent plus sur moi. ». Fatiguée, elle répète un peu plus tard
cette même phrase à Jean-Marc, qui la comprend de travers et ému par ce qu’il
croit être l’aveu d’une femme vieillissante et inquiète, décide de lui écrire
des lettres, qui seraient celles d’un mystérieux admirateur. La mécanique
infernale est alors lancée. Ce qui n’était qu’un jeu innocent, à la
manière de Cyrano de Bergerac, la tentative d’un homme pour consoler sa compagne,
devient une spirale qui entraîne les deux personnages dans un cauchemar de plus
en plus profond, comme dans la nouvelle Le jeu de l’auto-stop de Risibles
amours.
La
situation s’envenime encore avec le retour inopiné de la « belle-sœur »
de Chantal, la sœur de son ancien mari, qui accompagnée de ses trois
redoutables enfants, sème le chaos dans l’appartement de Chantal et Jean-Marc.
Il me faut préciser que Jean-Marc et Chantal sont un couple sans enfant, que
Chantal a eu avec son ancien mari un fils, qui est mort à l’âge de cinq ans.
La mort rôde d’ailleurs dans ce roman à chaque coin de page ou presque… Chantal
se rend régulièrement sur la tombe de cet enfant et lui « parle »,
se confie… Chantal a dans ces occasions des pensées que nombre de bien-pensants
jugeraient sans doute scandaleuses : son plus grand chagrin, la perte de
son fils, a également permis son plus grand bonheur, la décision de divorcer et
sa rencontre avec Jean-Marc…
En
tout cas, Chantal, ayant enfin réussi à chasser sa belle-sœur et ses trois
ignobles marmots, la dispute éclate entre elle et Jean-Marc. Toutes les failles
de ce couple parfait éclatent et dès lors les événements s’enchaînent avec une
rapidité extraordinaire, qui est celle du cauchemar… C’est un véritable tour de
force de Kundera, qui en bon héritier de Kafka, mêle la réalité et le rêve
comme dans aucun autre de ses romans, à l’exception de L’insoutenable
légèreté de l’être, où les rêves de Tereza précipitent la fiction dans des
zones indécidables.
Je
ne révèlerai pas tous les éléments de ce cauchemar. Mais Jean-Marc et Chantal
se retrouvent à Londres, le premier poursuivant la seconde. Jean-Marc devient
un miséreux qui doit disputer à un autre miséreux un banc, tandis que Chantal
se découvre prisonnière dans une maison, dont toutes « les portes sont
clouées » et où a eu lieu semble-t-il un simulacre de « partouze » :
Eyes Wide Shut !
Les
deux personnages perdent leur « identité ». Chantal, nue sur
une chaise, tente en vain de se souvenir de son propre « nom »
et espère que l’homme qu’elle aime et dont elle se souvient vaguement, va crier ce nom : « Chantal ! Chantal ! Chantal ! ».
« Réveille-toi ! Ce n’est pas vrai ! »
Ce
qui est proprement incroyable dans ce roman, c’est comment en deux cents courtes
pages à peine et sans que le lecteur ne sache bien où se situe le point de
bascule à supposer qu’il y en ait un, une histoire d’amour heureuse s’est
transformée en son contraire : « Quel est le moment précis où le
réel s’est transformé en irréel, la réalité en rêverie ? Où
était la frontière ? Où est la frontière ? »
Frédéric Perrot
vendredi 19 avril 2024
lundi 15 avril 2024
Dans l'embouteillage (avec un dessin d'Alain Minighetti)
Jimmy Poussière, Alain M |
Aux abords de
la ville, il se trouve pris dans un embouteillage, il freine, ralentit
progressivement son allure jusqu’à s’arrêter et bientôt coupe le moteur, les
véhicules devant lui n’avançant plus et ayant coupé le leur.
Pour tromper
son attente, il cherche une fréquence sur l’autoradio dont les chiffres
lumineux défilent à mesure qu’il appuie nerveusement sur le bouton qui commande
la recherche… Et au bout d’un moment, comme surgissant des grésillements, il
entend une voix lointaine qui n’est pas celle du présentateur de l’émission
qu’il a l’habitude d’écouter à cette heure et sur cette fréquence… Et le
mot assassin ayant retenu son attention, il monte le volume.
La voix qui n’est décidément pas celle du
présentateur et n’est qu’à peine perceptible alors qu’il a monté le volume à
son maximum, annonce qu’un assassin activement recherché par la police aurait
été aperçu par des automobilistes pris dans un embouteillage aux abords de la
ville : l’assassin est un homme âgé d’environ soixante ans, il a de longs
cheveux blancs et porte un imperméable beige d’une coupe démodée, l’individu
est considéré comme extrêmement dangereux et il faut à tout prix éviter de
croiser son regard.
Cette dernière information lui
semble d’une absurdité obscure. Il n’est pas certain d’avoir compris, la voix
s’étant à nouveau perdue dans le grésillement dont elle avait surgi… Mais en
proie à un sentiment pénible, retirant sa ceinture, ouvrant sa portière, il
sort de sa voiture, comme pourrait le faire toute personne désireuse de savoir
où en est un embouteillage… Il doit retenir une exclamation. A une cinquantaine
de mètres, entre deux véhicules immobilisés, il aperçoit un homme, un homme qui
correspond à la description faite par la voix lointaine de la radio et il
comprend que des automobilistes, comme lui sortis de leurs véhicules, tombent
sur le sol sans un cri, à mesure que le vieil homme aux cheveux blancs qui
avance d’une démarche alerte entre les véhicules les regarde et cligne des
yeux, comme si ce simple clignement suffisait à les faire tomber sans un cri
sur le sol.
Un à un, tombent les automobilistes,
et leur façon de tomber est étrange, ils tombent comme tombe un chiffon… Ils ne
semblent même pas avoir le temps de souffrir ou de comprendre ce qui leur
arrive : ils tombent les uns après les autres, c’est un véritable massacre… Et
le vieil homme dont les longs cheveux blancs ondoient dans le vent glacé de la
nuit, avance d’une démarche alerte : tout dans son allure suggère une
satisfaction insolente, la certitude qu’il a de sa puissance et l’amusement
profond qu’il éprouve à tuer de si simple façon…
Et pris d’une épouvantable terreur,
il se jette dans sa voiture dont il enclenche le système de fermeture
automatique. Un instant, la pensée le traverse alors qu’il entend
le bruit du système automatique qu’il se prend lui-même au piège et en se
désarticulant, il tente de se cacher entre les pédales et le siège qu’avec un
geste de panique il a fait reculer… Il sait qu’au moment où l’homme aux cheveux
blancs posera son regard sur lui et clignera des yeux, il se produira ce qu’il
a vu se produire et il a envie de hurler, tant cela est à la fois injuste et
incompréhensible… Et en s’enfonçant la main dans la bouche pour se retenir de
crier, il se recroqueville encore…
Et rien ne se passe…
Il tremble de tout son corps, sa
pensée s’égare. Le vieil homme aux cheveux blancs est peut-être passé à côté de
sa voiture sans rien remarquer et osant un mouvement, il sort la tête de ses
mains et lève les yeux vers la vitre passager.
Plié en deux, l’homme aux cheveux
blancs le regarde à travers la vitre, comme on regarde un insignifiant petit
cobaye enfermé dans un aquarium et que dans un moment on empoignera pour une
expérience mortelle.
Frédéric Perrot. 2004-2024