mardi 11 juillet 2023

Opérations de séduction

 

Voilà que par ennui, pour vous arracher à votre néant, dans le décor chamarré et quelconque d’un café rococo, vous jetez votre pesant dévolu sur une petite frimousse pas jolie du tout, et qui, au moment où vous l’apercevez, est assise près de la grande baie vitrée donnant sur le canal et se travaille délicatement la narine droite en lisant dans une revue ce qui doit être un horoscope. Vous vous approchez à pas contraints, parmi la foule des clients qui trépignent au rythme léger d’une musique évoquant à la fois les râles d’un mourant et les patients efforts d’une entreprise de travaux publics, et sans ambages vous lui déclarez que vous êtes Sagittaire ascendant Gémeaux ! La petite frimousse pas jolie du tout rougissant jusqu’aux oreilles se confirme son bonheur en relisant rapidement la notule laconique de son signe zodiacal et avec un sourire béat vous prie de vous asseoir. En vous installant face à elle, vous ne vous sentez plus de joie – vos opérations de séduction commencent sous de si heureux auspices ! – et vous songez que ce soir enfin vous allez vous soulager de ce qui vous oppresse depuis des mois… Cependant, tandis qu’à travers la toile de votre pantalon vous sentez si douloureusement vos organes que vous êtes prêt à sortir de vos gonds, vous devez l’écouter longuement parler de son chat, de son père, de son frère, de sa sœur et de sa mère et du bonheur qu’il y a à vivre parmi les siens dans la paix et l’harmonie. Ce tableau idyllique des misères familiales vous agace infiniment et pour tromper votre impatience et la douleur qui devient cuisante, vous commandez un troisième cocktail. Hélas ! vous ne supportez pas l’alcool et la tête commence à vous tourner… Imperturbablement et sans rien remarquer de votre malaise – vous êtes devenu livide et les mots semblent vous parvenir à travers un brouillard mouvant –, la petite frimousse pas jolie du tout continue de jacasser en vous tendant des piles de photographies qu’elle extrait avec vénération du fouillis de son sac à main en plastique rose. D’un coup, vous vous levez en renversant votre chaise et vous courez jusqu’aux toilettes pour aller vomir. La tête au-dessus de la cuvette, vous songez avec nostalgie à vos amours adolescentes et solitaires et vous vous jurez que samedi prochain vous irez dans l’un de ces cabarets interlopes où on est du moins certain de trouver ce que l’on vient y chercher.

 


Cette fantaisie a été écrite à la fin des années 90. Frédéric Perrot  

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