jeudi 24 janvier 2019

le tramway pour nulle part (avec un dessin d'Eric Doussin)



Sans y penser, il monta dans le tramway.
En cette heure matinale, il n’y avait personne à l’arrêt. Le tramway s’immobilisa à sa hauteur, les portes s’ouvrirent devant lui avec un léger sifflement et il s’y engouffra, son porte-documents sous le bras. Le tramway était vide et il s’assit au hasard. 
Après la douloureuse nuit qui avait été la sienne, il avait l’esprit brumeux et ne remarqua pas tout de suite qu’il n’y avait personne aux commandes. Il se leva d’un bond pour s’approcher de la cabine où d’habitude était assis le chauffeur : personne… Il tenta de se raisonner, mais il ne trouvait pas d’explication plausible à ce phénomène.
Le tramway poursuivait son trajet et ainsi traversa-t-il la ville d’un bout à l’autre. Parvenu au terminus, le tramway marqua une courte pause avant de repartir dans l’autre sens. Il ne s’arrêtait à aucune station.
L’heure tournait. Il sourit amèrement en songeant qu’il allait être en retard à son rendez-vous d’affaires. Le plus étonnant était que la ville ne s’animait aucunement, comme si ses habitants l’avaient désertée ou comme si ce jour-là ils avaient tous décidé de rester chez eux, cachés derrière leurs fenêtres crasseuses. À un moment, il pensa à utiliser son téléphone pour prévenir quelqu’un de sa situation, mais il dut constater que l’appareil ne fonctionnait pas.
Ainsi se passa sa première journée, puis les suivantes. Le tramway accomplissait sans fin le même trajet dans une ville déserte, abandonnée, et lui curieusement, ne souffrait ni de la faim, ni de la soif, comme si son corps réel, avec toutes ses nécessités, était resté allongé dans la chambre de son appartement.
Pour se dégourdir les jambes, il marchait de long en large. Pris d’une soudaine inspiration, il se mettait à courir, comme s’il avait été un athlète et l’allée centrale une piste… Soucieux d’occuper son esprit, il relisait sans cesse les quelques feuillets que contenait son porte-documents.
Les jours passaient. Des fleurs apparaissaient aux arbres le long des grands boulevards. Bientôt ce serait l’été accablant. Puis l’automne, puis un nouvel hiver, avec ses courtes journées et ses longues nuits…
Ne pouvant se l’expliquer, il s’efforçait de ne pas prendre sa situation trop au tragique. Tout bien considéré, il était à l’abri des aléas du climat, dans ce tramway, dont la tranquille et silencieuse avancée souvent le berçait. Il posait alors la tête contre la vitre et fermait les yeux. Il désirait rêver, jamais il ne rêvait.
Les années passant, il peinait à se souvenir de sa vie antérieure. Toujours il était ramené à sa situation présente. Ce qui le rongeait, c’était sa solitude. Si au moins, il avait pu même une fois apercevoir un autre visage, un autre être ou même un animal… Avec quelle joie il eût accueilli l’apparition d’un chien clopinant sur le trottoir ou celle d’un chat guettant en silence sa proie sautillant parmi les branches… Mais il était selon toute apparence le seul être vivant dans cette ville, à travers laquelle le tramway pour nulle part, comme il l’avait nommé, continuait son trajet immuable. 

Lui, il vieillissait malgré tout. Tout son être se ratatinait. Il n’éprouvait plus le besoin de se dégourdir les jambes ou d’occuper son esprit et assis, recroquevillé dans un coin, il attendait l’heure de sa délivrance.



                                               (mars 2013, Marseille – janvier 2019, Schiltigheim)
                                                                                        Frédéric Perrot

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