mercredi 7 décembre 2022

Sur Rattle and Hum de U2 (pour Richard)


 

Le sixième album de U2, Rattle and Hum, 1988, est un album assez maladroit, voire bancal. Après le triomphe de The Joshua Tree, le disque traduit une telle volonté de conquête du continent américain, qu’il en est par moments gênant…

Mais cette maladresse vient surtout d’une indécision, d’un non-choix du groupe, qui ne savait trop quoi faire : ou sortir un album live facile et promis à un vaste succès, ou sortir un court album composé de chansons inédites… Il y en a neuf sur Rattle and Hum.

Le groupe a sans doute fait le plus mauvais choix possible, en mélangeant les deux : des titres live et des inédits, tout cela encore augmenté de deux reprises dispensables des Beatles (Helter Skelter) et de Dylan (All along the Watchtower), reprises qui furent à l’époque perçues comme prétentieuses

C’est bien dommage. Parmi les titres inédits, dont aucun n’est faible, il y a ces deux pépites : le final All I want is you avec ses arrangements de cordes et Love Rescue me, justement chanté en duo avec Bob Dylan…  Desire et Angel of Harlem sont deux convaincantes tentatives d’intégrer la musique américaine : la soul, les rythmes jazzy… Heartland retrouve les climats de l’album The Unforgettable fire et God part II, dédiée à John Lennon, est portée par une belle colère teintée de cynisme…

Du côté des chansons live, même un mécréant comme moi, doit reconnaître que I still haven’t found what I’m looking for, enregistrée avec un chœur de gospel, c’est très beau, fervent !… Ecoute comme la négresse chante bien, diraient de nos jours nos amis de CNews…


L’album est trop long, bien sûr, un brin boursouflé… Mais il est aussi maladroit et bancal qu’il est sincère… Frédéric Perrot

 


Pour écouter Love Rescue me : https://youtu.be/ZDZEqr5LR_g


Dans le bâtiment abandonné

 

      Dans le bâtiment abandonné où nuitamment il entre afin d’y dormir, se trouve déjà, debout et immobile, dans un angle formé par deux murs, un homme dont il n’aperçoit d’abord que le visage dans le halo de lumière blafard qui tombe obliquement d’une haute verrière, ainsi que les deux yeux qui, grands ouverts, semblent contempler quelque spectacle connu de lui seul… Et comme cloué sur place par cette soudaine vision d’un être réduit à son seul visage suspendu dans les ténèbres, il ne peut réprimer un cri qui dans le silence, semble se répercuter interminablement… L’homme cependant demeure sans réaction, comme si rien de tout cela ne s’était produit : ni sa brusque arrivée, ni son cri, ou comme s’il était à ce point perdu en lui-même, debout et immobile, le visage nimbé de lumière, que rien ne pouvait l’atteindre… Et s’enhardissant, quoique sans avoir une idée précise de ses intentions, il s’approche, agite sa main devant ce visage, le touche… Et comme l’autre demeure toujours sans réaction, il a la sensation de ne pas avoir affaire à une créature de chair et de sang comme lui, mais à quelque mystérieuse statue elle-même abandonnée dans le bâtiment… Ce qui provoque bien malgré lui son rire, un rire nerveux, qui s’étrangle…

       Et plus que son immobilité, plus que l’inhumaine absence au monde qui est celle de cet être inerte, ce qui l’effraie et le tourmente, c’est l’inertie de son regard… Ce qui l’oblige à se détourner et à s’enfuir du bâtiment abandonné, c’est le vide effrayant que ce regard reflète, un vide si effrayant que l’homme en est resté pétrifié, les yeux à jamais grands ouverts…

 

                                                     

 

Ecrit dans les années 2000. Frédéric Perrot

Amour évasif (pour Hélène B.)

 

Au rayon bricolage

J’ai échangé ma douleur

Contre une scie à métaux

 

Assez de la cage

Assez des barreaux

 

Plus qu’aucune belle, se faire la belle

 

 

Au début des années 2000, l’amie Hélène avait composé un bon nombre de ces très courts poèmes sur le thème de l’amour et lancé le jeu autour d’elle, pour qui voulait continuer, participer… Il y avait toute une série de contraintes ludiques, que j’ai oubliées. Frédéric Perrot.

vendredi 2 décembre 2022

Arthur Rimbaud, Ma bohème (pour Anne)

Henri Fantin-Latour, Coin de table

 

Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées ;
Mon paletot aussi devenait idéal ;
J’allais sous le ciel, Muse ! et j’étais ton féal ;
Oh ! là  là ! que d’amours splendides j’ai rêvées !

 

Mon unique culotte avait un large trou.
– Petit-Poucet rêveur, j’égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.
– Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou

 

Et je les écoutais, assis au bord des routes,
Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ;

 

Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,
Comme des lyres, je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied près de mon cœur !

 

 

Octobre 1870

mardi 29 novembre 2022

Les mots d'un autre en avalanche

Frantisek Kupka, L'Eau (La Baigneuse)

 

Dans ma voix, j’ai reconnu les mots d’un autre en avalanche. Qui à ma place a parlé ? Qui pour toi a évoqué la douceur incomprise et la folie du jour ? Qui moi ? J’en doute.

Dans ma voix, j’ai reconnu les mots d’un autre en avalanche. Dans ma voix, j’ai reconnu comme un écho lointain, comme une sourde chute… Qui en mon nom s’est exprimé ? Qui pour toi a chanté la blancheur insoumise ? Et qui pour nous a rêvé nos souvenirs communs ? Moi pour nous ? J’en doute.

Dans ma voix, j’ai reconnu les mots d’un autre en avalanche. Dans ma voix, j’ai reconnu comme l’ombre d’un murmure, comme une rumeur qui passe… Mais qui m’a pris mon apparence ? Et qui de toi m’a séparé ? Était-ce moi ? J’en doute. J’en doute…

 

 

Ce texte écrit au début des années 2000, je l’ai retrouvé au dos d’une carte postale. Il était dédié à un couple d’amis. Comment la dite carte a pu me revenir et se retrouver dans mes papiers, je l’ignore… La folie du jour est le titre d’un livre de Maurice Blanchot. Frédéric Perrot

 

Défense du roque (pour Nicolas)

 


Aux échecs, il y a ce coup que l’on nomme le roque ; petit ou grand… Avec une belle aisance, le Roi et la Tour concernée selon qu’il s’agit du petit ou du grand roque, se passent l’un au-dessus de l’autre en s’adressant des politesses. Le but est pour le Roi de quitter sa position centrale et de se cacher peureusement dans un coin de l’échiquier. Le Roi en effet, s’il est comme son titre l’indique la pièce maîtresse de chaque joueur, est aussi un parfait impuissant livré à tous les assauts d’un univers essentiellement hostile… Ce que raconte chaque partie d’échecs, c’est une tentative de régicide et l’on comprend que cela déplaise aux deux principaux intéressés. Le Roi n’a d’autre part, le poids de sa couronne sans doute, qu’une capacité de mouvement fort réduite. Comme le Roi a l’air pataud si on le compare par exemple à ses virevoltants Cavaliers ! Sa vulnérabilité, son rythme de limaçon, expliquent donc sa couardise et ce repli stratégique à l’ombre d’une Tour que l’on nomme le roque ; petit ou grand… Ce coup présente un autre intérêt, non moins négligeable : la Tour concernée se trouve ainsi libérée du coin où elle boudait depuis le début avec obstination et sommée de participer à l’effort collectif dans la mesure de ses moyens. Le roque accompli, il n’est plus l’heure pour elle de faire sa mauvaise tête et de se la couler douce : à l’attaque, belle et forte Tour, même si tu dois succomber ! Sers fidèlement ton Roi et sans traîner des pieds s’il te plaît ! On l’aura compris, s’il peut parfois être un geste inspiré au Roi par la nullité de ses troupes déjà décimées, un ultime mouvement de désespoir, une fuite à Varennes si l’on veut, le roque pourra en d’autres circonstances moins fâcheuses constituer le signe avant-coureur d’un assaut dévastateur et victorieux ! Puisse donc chaque joueur s’en servir avec brio et intelligence !...

 

Mais la vie ne se résumant pas aux soixante-quatre cases d’un échiquier, il est temps d’en finir avec ces aimables futilités pour, revenus au monde, retrouver notre constant souci, nos lourdes préoccupations, notre terrible sérieux…


 

                                                                                   (5 janvier 2008)

 

                                                                                   Frédéric Perrot

dimanche 20 novembre 2022

Quand je dis que je n'y arrive pas

 


« Je présume qu’il est arrivé à la plupart d’entre vous de se trouver saisi au revers de la veste par un de ces bavards qui, avides de faire entendre le son de leur voix, recherchent un compagnon dont la seule fonction consistera à prêter l’oreille sans être pourtant contraint d’ouvrir la bouche… »

                                                           Louis-René des Forêts, Le bavard

 

 

Quand je dis que je n’y arrive pas,

ce me semble clair :

je n’y arrive pas tout bonnement,

je ne parviens pas à éprouver les sentiments

que l’on pourrait attendre de moi

en certaines circonstances

et dont on dit pourtant qu’ils sont

naturels et spontanés…

 

Eh bien, suis-je hors de la nature

si je ne les éprouve pas,

cela fait-il de moi un monstre

si je ne les trouve nulle part en moi, 

et si la conscience que j’en ai

ne change rien à l’affaire ?

Quand je dis que je n’y arrive pas

ce me semble clair…

 

Pardonnez-moi, je m’emporte

et je vous postillonne au visage :

prenez donc ce mouchoir, il est propre.

Je ne voulais pas vous importuner… 

Sachez que je ne compte pas monologuer

ni m’étendre sur quelque chose

qui ne fait en aucun cas de moi

un être bizarre ou singulier…

Je conçois même le contraire :

mon absence d’empathie est des plus banales,  

et chaque jour je peux constater

plus de comportements vils

que de comportements nobles…

Nous avons sans cesse en bouche

les mots générosité tolérance respect,

nous aimons à penser

que nous sommes animés

par le souci de l’autre,

mais concrètement

cela se traduit-il dans nos actes ?

Qui ne se détourne pas

quand il voit un malheureux approcher ?

Qui supporte avec patience

les plaintes d’un ami ?

 

Non, non, ne partez pas encore :

mon verre est vide et j’ai presque fini…

Comprenez-moi bien, je ne mets pas

tout le monde dans le même sac,

il y a toujours des exceptions,

des personnes qui agissent

avec ce souci dont je parlais

juste avant, et j’ajouterai même

que sans ces exceptions,

sans ces exceptions…

Excusez-moi, j’ai perdu le fil :

je ne sais plus où je voulais en venir,

et je vois bien que mon bavardage vous ennuie…

Sachez alors, un mot seulement,

que moi je ne suis pas une exception…

Je ne suis au fond ni meilleur ni pire,

et quand je dis que je n’y arrive pas,

ce me semble clair…

 

 

                                                                  Frédéric Perrot