mercredi 5 juillet 2017

ascenseur pour l'échafaud

William P. Gottlieb
Charlie Parker et Miles Davis
Club Three Deuces (New York, 1947)


              Exposition Miles Davis Bibliothèque de l'Alcazar (25 juin - 26 août 2017)

Le sommeil de la raison

  Le sommeil de la raison…


Tu es sans cesse importuné par des créatures étranges. En tuer une ne saurait suffire, les tuer toutes est impossible.

Nuitamment tu as erré, nuitamment tu as cherché. Chancelant sous une pluie battante, harcelé par les vents, tu avançais malgré tout, porté par un douloureux désir. La ville était devenue un vaste labyrinthe où égaré tu interrogeais les apparences. Les ombres bruissaient de pénibles rumeurs. Les murs portaient leurs lambeaux d’affiches comme des cicatrices. A travers la longue enfilade des rues des farandoles d’enfants masqués se déroulaient comme des rubans. D’insalubres ruelles et de cafés aux vitrines rouges émergeaient des troupes d’acteurs titubants qui se répandaient au hasard de leur ivresse. A une fenêtre penchée tu fus un instant sensible à la blancheur d’une robe sur laquelle un rideau tomba. Tu allais sans rien voir et sans rien retenir. Dans la roseraie te surprirent des instruments de musique à l’abandon. Les cuivres dégouttant de pluie luisaient et tu murmurais sans comprendre le mot trompette et le mot cor. Il y avait des chaises à la renverse comme des visions de rêves éparses et dans les branches une ombrelle s’était accrochée. Dans l’allée sablonneuse un cheval passa au pas et disparut. Des parterres de fleurs chétives bordaient les tombes de marbre blanc. Des processions de mères en deuil se penchaient au-dessus de quelque fosse commune. Leur douleur était silencieuse malgré leurs bouches grandes ouvertes et leurs visages tordus. Dans le talus grimaçaient des clowns effrayants et leur danse folle te semblait une suprême dérision. Partout se faisaient entendre des cris, des bris de verre et des éclats de rire. Tu errais, tu cherchais et inutile était la lettre pressée contre ton cœur. 

                                                              Frédéric Perrot 


Francisco de Goya (1797)

vendredi 30 juin 2017

La nuit élucidée


         Un orateur – Il était passé maître dans l’art de prononcer de longs discours pour lui-même, les yeux ouverts dans l’obscurité.

Contre le ressentiment« Vos écrits sont encore bien amers. À votre place, je commencerais par me purger de mon venin ; car qui croyez-vous donc piquer avec votre langue  de vipère ? »

Ou : « Je n’aime pas votre manière de juger l’humanité entière, sans avoir pris la peine de vous considérer vous-même…»

« Il parle tout seul » – « Et alors ? Il passe des heures et des heures en sa seule compagnie ; à un moment ou à un autre, il lui faut bien entendre une voix humaine, fût-elle la sienne… »

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La nuit élucidée – « Souvent la nuit nous comble de révélations provisoires ; nous avons le sentiment de parvenir à une vaste compréhension, non de nous-mêmes – car pour cela, le jour suffit –, mais du malheur commun et de ce qui agit les hommes… Et s’il n’était pas trois heures du matin, nous lancerions sans doute un éclatant Eurêka ! Hélas, à chaque fois, ces rapides éclairs de compréhension et les élans de joie qui les accompagnent, s’achèvent dans l’ironie et la dérision d’un sommeil de brute, qui les engloutit… »

« Au cœur de la nuit » – « Quelques mots qui ne veulent rien dire ; car la nuit n’a ni « cœur », ni « profondeur » : la nuit n’est que le temps tel qu’en lui-même, le temps nu – Expérience éprouvante, souvent douloureuse… »

Ou : « Je comprends fort bien tous ceux, dont moi, qui ne supportent pas la nuit et n’ont d’autre but que de l’habiter artificiellement ou de la traverser à vive allure, au gré de l’ivresse…»

Sans trace d’ironie – « Ces nuits, nous les avons vécues jusqu’au bout et intensément. Nous étions là, avec des amis, et la conversation nous portait, nous passionnait. Nous avons beaucoup ri, et parfois au fil de la conversation, nous nous sommes livrés, plus que nous l’aurions voulu… Mais quelle importance ? Nous étions vivants et nous ne voulions surtout pas dormir… »

            
                                                            Frédéric Perrot



Friche Belle de Mai

jeudi 29 juin 2017

1984

            « Il nous est intolérable qu’une pensée erronée puisse exister quelque part dans le monde, quelque secrète et impuissante qu’elle puisse être. Nous ne pouvons permettre aucun écart, même à celui qui est sur le point de mourir. Anciennement, l’hérétique qui marchait au bûcher était encore un hérétique, il proclamait son hérésie, il exultait en elle. La victime des épurations russes elle-même pouvait porter la rébellion enfermée dans son cerveau tandis qu’il descendait l’escalier, dans l’attente de la balle. Nous, nous rendons le cerveau parfait avant de le faire éclater. Le commandement des anciens despotismes était : « Tu ne dois pas.» Le commandement des totalitaires était : « Tu dois. » Notre commandement est : « Tu es. » Aucun de ceux que nous amenons ici ne se dresse plus jamais contre nous. Tous sont entièrement lavés. » (George Orwell, 1984, Troisième partie, chapitre II)




mercredi 28 juin 2017

l'arrêt de mort

« Je crois qu’il lui était agréable de forcer la mort à plus de loyauté et à plus de vérité. Elle la condamnait à devenir noble.»  
                                                               
(Maurice Blanchot, L'arrêt de mort)






Les premières lignes du récit 

         « Ces événements me sont arrivés en 1938. J’éprouve à en parler la plus grande gêne. Plusieurs fois déjà, j’ai tenté de leur donner une forme écrite. Si j’ai écrit des livres, c’est que j’ai espéré par les livres mettre fin à tout cela. Si j’ai écrit des romans, les romans sont nés au moment où les mots ont commencé de reculer devant la vérité. Je n’ai pas peur de la vérité. Je ne crains pas de livrer un secret. Mais les mots, jusqu’à maintenant, ont été plus faibles et plus rusés que je ne l’aurais voulu. Cette ruse, je le sais, est un avertissement. Il serait plus noble de laisser la vérité en paix. Il serait extrêmement utile à la vérité de ne pas se découvrir. Mais, à présent, j’espère en finir bientôt. En finir, cela aussi est noble et important. »